Quelques réflexions sur la peinture, Lucian Freud

Cinq pages ! Ce sera le plus petit livre de cette série « Petit mais costaud » ! Mais cinq pages qui dépassent le cadre de la peinture. Qui concernent aussi l’écriture de nouvelles. Bien que Lucian Freud affirme — à tort, à mon avis — que :

[…] la peinture est le seul art où les qualités intuitives de l’artiste peuvent être plus précieuses pour lui que le savoir ou l’intelligence proprement dits.

Lucian Freud a trente-quatre ans quand il écrit, en 1954, ces cinq pages pour la revue littéraire et artistique Encounter. C’est la définition de la peinture qu’il veut créer. Témoins les quatre oeuvres dessinées de sa main à la même époque et incluses dans ce livre édité par le Centre Pompidou à l’occasion de l’expo qu’il lui consacre du 10 mars au 19 juillet. Pour moi, cette définition s’applique aussi à la nouvelle :

Celui qui regarde le tableau prend connaissance d’un secret grâce à l’intensité avec laquelle il est ressenti.

Ce secret, Freud va le trouver dans l’observation assidue de son sujet. Ce n’est pas pour rien si l’expo que lui consacre le Centre Pompidou est intitulée L’Atelier. Car c’est dans son atelier et uniquement dans son atelier que Freud se consacre entièrement à son sujet, créant une peinture totalement figurative, à l’encontre de l’abstrait qui domine alors :

L’obsession pour son sujet, c’est tout ce dont le peintre a besoin pour être poussé au travail. […] Les peintres qui refusent de représenter la vie et limitent leur langage à des formes purement abstraites se privent de la possibilité de susciter autre chose qu’une émotion esthétique.

Le résultat de ces réflexions de 1954 (Lucian Freud a aujourd’hui 88 ans) est visible dans cette expo sous forme d’une cinquantaine de toiles de grands, voire de très grands formats.

Lucian Freud peint des beaux, des gros, des maigres, des moches, des tas d’ordures, des éviers dégueulasses, des plantes vertes. Surtout, il peint des nus. C’est-à-dire des chairs :

L’aura émise par une personne ou un objet leur appartiennent tout autant que leur chair.

Philippe Dagen, dans Le Monde, repris par d’autres critiques, considère Freud comme un peintre « académique de l’obscène » :

Mais non, ce n’est pas de la grande peinture. Ce n’en est que le simulacre, fondé sur l’académisation conjointe de l’obscénité et du matiérisme. (l’article est en ligne sur le blog Madinin’Art de Ph. Dagen)

Oeuvre de Jean Rustin
Oeuvre de Jean Rustin

Si cette peinture semble obscène à certains, c’est parce que la façon frontale dont elle prend ses sujets est dérangeante. Sa fixité laisse pantois, face à des êtres nus. J’ai pensé à Jean Rustin, qui lui va bien plus loin dans l’obscène en représentant des êtres enfermés dans la détresse et la folie. Ou a un de leur pendant littéraire, Hubert Selby. Pourtant, l’oeuvre de Lucian Freud n’est obscène que lorsque cela est nécessaire, commandé par le sujet. Nombreuses  sont  ses toiles  qui donnent accès à d’autres facettes plus consensuelles de l’humain. Celles représentant plusieurs personnages – couples d’amants, père/fils – ramènent au genre de la nouvelle à travers l’histoire qu’elles content indirectement. Et la force de la peinture selon Freud et celle de la nouvelle se ressemblent dans l’uppercut qu’elles donnent à leurs spectateurs/lecteurs.

Il (le roman) ne subit d’autres inconvénients et ne connaît d’autres dangers que son infinie liberté. La nouvelle, plus resserrée, plus condensée, jouit des bénéfices éternels de la contrainte : son effet est plus intense; et comme le temps consacré à la lecture d’une nouvelle est bien moindre que celui nécessaire à la digestion d’un roman, rien ne se perd de la totalité de l’effet. (Baudelaire dans L’Art romantique)

Le Centre Pompidou, l’éditeur, a fait de ces 5 pages d’interview un livre de 40 pages en y ajoutant une postface de Cécile Debray, les traductions en anglais et quatre dessins de Lucian Freud.

Quelques réflexions sur la peinture, Lucian Freud, éd. Centre Pompidou, 10 euros, 40 pages

Exposition Lucian Freud – L’atelier, Centre Pompidou – Paris, 10 mars au 19 juillet 2010 de 11h00 à 21h00

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Racines

Prendre un panier, un couteau pointu, enfiler des bottes et descendre dans le pré le plus proche. Si citadin, se munir d’un livre, de deux tickets de bus, l’aller le retour, choisir n’importe quelle ligne qui s’éloigne au maximum de la ville et, au terminus, marcher vers le pré précité. Si parisien, joker.

Le choisir ni en bouton, ni – encore moins – en fleur. D’un mouvement tournant de la pointe du couteau, couper sa racine à raz-de-terre. En emplir son panier. Marcher dans la terre, dans l’herbe, patauger dans le ruisseau s’il y en a un, mettre sa capuche si le ciel (comme il est dans l’ordre de mars) fait son écossais.

Acheter des oeufs sur le chemin du retour. Où ? N’importe ! pourvu qu’ils aient un peu de duvet à la coquille, comme un  visage d’adolescent, ou des traces de crotte. Demander au boucher de débiter deux ou trois bardes de lard salé en dés en discutant avec lui du contenu du panier ou – si giboulées – de ces giboulées pendant que la lame de son couteau tranche la couenne comme beurre. Dans une boulangerie dépourvue de portes automatiques, et là seulement, demander une couronne ou un bâtard.  De quatre livres !

Descendre à la cave en rentrant. Choisir un petit Bourgogne de deux ou trois ans, Passe-tout-grains ou Pinot noir. Sinon un Côte Roannaise, un Anjou, ou encore un vin d’Auvergne, ça existe, oui ! Mettre les oeufs à cuire au dur en arrivant à la cuisine. Déboucher la bouteille, se verser un demi ballon, goûter la chose.

Vider le panier dans le bac de l’évier. Ôter les feuilles pourries. Couper les pieds. Laver à deux eaux. Trois si on craint les bêtes qui vont par les prés et se lâchent n’importe où. Une fois rincé et essoré, le sécher dans un torchon. Pendant que les lardons grillent dans la poêle (en fonte !), brasser une vinaigrette : deux tiers huile, un tiers vinaigre de vin, gros sel, poivre, moutarde de Dijon.

Retourner les lardons et, à chaque fois, se saucer la ruelle d’une giclée de vin. Il s’est déjà adouci, il  a perdu de son acidité. Passer les oeufs sous l’eau froide et les laisser sous un filet d’eau coulant dans la casserole. Pendant ce temps, aller au fond du ballon en regardant dehors : les gens, les nuages, un chat. Ne penser à rien.

Sortir une assiette, une large – c’est pour en manger plus -, l’étaler dessus. Verser la vinaigrette. Les lardons. Ecoquiller les oeufs et les émincer dessus. Couper une large tranche dans le bâtard. S’asseoir. Empoigner couteau et fourchette. Manger.

Faites cela au moins une fois. Avant la blistérisation globale. La normalisation des prairies. Avant votre propre fin. Luttez avec des missiles à courte portée : un panier, un couteau, une poêle à frire. Mangez du pissenlit.

La Remorque, Bruno Poissonnier

La Remorque, Bruno Poissonnier, éd. Métailier - Photo Luis Castaneda Inc.

Ma colère m’a abandonné.

Avant La Remorque, j’avais lu Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés de Marie Pezé (éd. Pearson) et La fin du courage de Cinthia Fleury (éd. Fayard). Deux livres constats sur une société – la nôtre – où la violence désincarnée de la guerre économique n’a pas, n’a plus, ni limite, ni – face à elle – de morale, d’utopie, de courage, de sens collectif.

Puis, au Salon du livre, sur le stand Métailié, je suis tombé sur La Remorque de Bruno Poissonnier.

Petit livre de 84 pages, 91 avec le glossaire des termes de batellerie. Il a la puissance du Vieil homme et la mer. Il a la présence de la nature, du fleuve, des livres de Maurice Genevois. L’épure masculine de l’oeuvre d’Hubert Mingarelli.

L’histoire : la crue du Rhône et, l’affrontant, un bateau. A la barre,  se relayant, Armand et Laurent, père et fils. A leurs côtés, Veline, la mère, et Paul, le deuxième fils, déficient mental mais prescient. Entre eux quatre, deux affrontements.

Premier affrontement centré sur la puissance à opposer au fleuve en crue : celui autour du moteur de la péniche, vieillissant et à la ramasse. Bataille de la virilité entre père et fils. Histoire de transmission.

Deuxième affrontement plus doux, non frontal. Celui entre deux façons d’appréhender les forces déchaînées. Façon lutte du père et de son fils aîné. Ou façon intuition et tolérance de la part de la mère et du second fils, un garçon ultra-sensible.

Huis-clos familial. Confrontation à l’impérieuse force du fleuve, le Rhône. Beauté (jamais surlignée) des berges, du ciel. Horreur du secret tapi dans les profondeurs des eaux. Histoire de quatre être unis.

En lisant La Remorque, ma colère velléitaire face aux forces (soit-disant aveugles…) en oeuvre dans la guerre économique est tombée. J’ai retrouvé ce qui animait ma famille paysanne, ce même acharnement à survivre face aux forces sourdes de la nature. Forces plus admissibles (puisque non causées par des humains) que celles qui ravagent les femmes et les hommes venant à Nanterre aux consultations « Souffrance et travail » créées par Marie Pezé.

La Remorque est un livre fort, pudique et intime comme un batelier à la barre de son bateau. Son auteur, Bruno Poissonnier, l’a été. Son récit est juste. Et humain. Ce qui le distingue.

La Remorque, Bruno Poissonnier, éd. Métailié, 5 euros, 91 pages.

Vases communicants de Marianne Jaeglé

« …pourquoi ne pas imaginer, le 1er vendredi de chaque mois, une sorte d’échange généralisé, chacun écrivant chez un autre ? Suis sûr qu’on y découvrirait des nouveaux sites… ». Ainsi sont nés les vases communicants.

Aujourd’hui, Marianne Jaeglé et Lignes de vie s’invitent réciproquement. Voici donc :

Le cauchemar de Nathalie Dessay

de Marianne Jaeglé

En atelier, Camille a imaginé et écrit un rêve fait par Nathalie Dessay. Le texte s’ouvre alors que la cantatrice s’apprête pour un récital ; nerveuse, angoissée, elle se prépare fébrilement à entrer en scène. Sera-t-elle à la hauteur, ce soir encore, devant le public parisien si exigeant ? Elle cherche son costume, s’inquiète de ne pas le trouver. Le temps passe et, en dépit de ses efforts, Nathalie Dessay n’est toujours pas prête. Lorsqu’enfin elle parvient à enfiler sa robe et son grand chapeau, le costume dans lequel elle doit faire son entrée, elle se sent quelque peu tranquillisée ; elle va pouvoir affronter son public sereinement. Le régisseur lui fait alors un signe convenu depuis la coulisse et voici qu’elle entre sur la scène de l’Opéra de Paris. Elle ouvre alors la bouche pour entonner l’un des grands airs qui ont fait son succès dans le monde entier. Mais à sa grande stupeur, ce n’est pas ce qui sort de sa bouche. Sur la scène, devant le public médusé, Nathalie Dessay s’entend alors beugler avec entrain « Tata Yoyo, qu’est-ce qu’il y a sous ton grand cha-peau ! »

Le texte de Camille était plaisant à entendre, mais il tranchait sur sa production habituelle, et il m’a surprise sans que je réussisse à comprendre ce qu’il signifiait. La jeune femme qui l’a produit écrivait d’ordinaire des textes acides, humoristiques et enlevés au sujet de sa famille juive, et de l’incompréhension dont elle avait souffert étant enfant. Elle avait un projet autobiographique en cours, qui me semblait solide et dans lequel elle paraissait assez investie.

Quelques séances après avoir écrit le rêve de Nathalie Dessay, à ma grande surprise, Camille a annoncé sa décision de quitter l’atelier. Elle allait arrêter d’écrire. « Dans le fond » m’a-t-elle expliqué, « je ne me sens pas véritablement impliquée ». Ecrire – prétendait-elle, n’avait donc pas de sens réel, pas de véritable nécessité pour elle. Aucun de ces arguments ne m’a convaincue, mais Camille est partie. J’en ai été aussi étonnée que déçue. Puis j’ai repensé au rêve de Nathalie Dessay et mieux compris ce que, mis en relation, le texte et le départ de Camille pouvaient signifier.

Pour chacun d’entre nous, entendre notre propre voix d’écrivain est souvent une expérience déstabilisante et douloureuse. Nous nous rêvons Châteaubriand, Duras ou Nathalie Dessay ; nous nous découvrons auteurs de petits textes amusants, ou de fragments autobiographiques que nous jugeons sans envergure ni intérêt. Notre voix nous semble faible, pauvre, tremblotante ou au contraire vulgaire et peu mélodieuse.

Bien souvent, notre écriture est non seulement très en-deçà de ce que nous espérions, mais il arrive aussi qu’elle ne coïncide pas du tout avec ce que nous avions imaginé. Il arrive que nous nous surprenions avec dégoût à fredonner « Tata Yoyo » quand nous voudrions interpréter avec brio Un bel di, vedremmo, l’un des grands airs de Madame Butterfly.

L’écriture nous confronte à nous-mêmes avec une très grande force. A nous-mêmes, c’est-à-dire à ce que nous sommes mais aussi à tout ce que nous croyons être, à ce que nous voudrions être. Illusions, certitudes, image rassurante de soi ; tout cela vole parfois en éclat dans la pratique de l’écriture. Les plus grands ont été frappés par ce décalage entre ce qu’ils rêvaient de produire et ce qu’ils écrivaient en réalité : « La parole humaine est un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles » a écrit Flaubert, dans Madame Bovary.

Parfois, ce décalage est si difficile à admettre qu’on peut être tenté de renoncer à l’écriture. Tu t’en doutes, lecteur, je ne considère pas cela comme une solution.

Ceci est en extrait de mon livre en cours, Duras, Proust et toi, à paraître en septembre 2010, aux Carnets de l’Info éditions.

Marianne Jaeglé

Le blog de Marianne est ici : http://mariannejaegle.over-blog.fr/

Les autres vases communicants :

Fête du livre de Bron, du 5 au 7 mars

Pour la Fête du Livre de Bron 2011, cliquez ici

Fête du livre de Bron 2010
Fête du livre de Bron 2010

Il y a de belles fêtes. Comme la fête du livre de Bron. Un rendez-vous avec les premiers rayons de soleil du printemps. Car chaque année, pour cette fête, il fait beau. Alors, entre deux rencontres, tu vas te poser dehors, avec ta tasse ou ton verre, avec le livre d’un auteur que tu viens de rencontrer. Tu es dans ce qu’il a dit en toi. Des centaines de personnes étaient là, avec toi. Rares instants de communion. Magie. Magie dans la salle des balances, la salle des parieurs, la salle du manège (la fête a lieu dans un hipppodrome !) où sur l’un de ces podiums à peine plus haut que le reste de la salle, les écrivains invités répondent aux questions de l’animateur. Peu importent les questions, les réponses, ce sont des prétextes, nous sommes tous là pour la même raison, la fraternité de la littérature, le désir d’écouter nos porte-parole. La fête du livre  de Bron est une fête d’amoureux de la littérature.

Cette année, une cinquantaine d’écrivains invités. Parmi eux, quelques uns dont j’ai envie de vous parler très particulièrement :

  • John Berger, un écrivain engagé, il en reste !, auteur d’une oeuvre très variée, dont dernièrement De A à X, roman par lettres entre un prisonnier politique et sa femme.
  • Guy Gofette, le poète.
  • Denis Robert, le journaliste et écrivain sous le coup de procédures judiciaires dans le cadre des affaires Clearstream.
  • Florence Aubenas, auteure de l’important Quai de Ouistreham, reportage sur les précaires.
  • Et Lionel Ray, Maryline Desbiolles, Laurent Mauvignier, Jean-Pierre Spilmont, Corinne Lovera Vitali, Arnaud Cathrine et tous les autres.

De Guy Goffette :

Comme ceux qui crurent un jour dépasser l’horizon
et qui, le geste las, ne parlent plus qu’avec leur chien,

tu répètes que le bonheur est plein de vide

Le pêcheur d’eau, éd. NRF, Collection Poésie/Gallimard

En ouverture, jeudi soir 4 mars,des poèmes de Raymond Carver, mis en narration musicale par la Compagnie Théâtre Détours, extraits de La vitesse foudroyante du passé, éd. L’olivier et Là où les eaux se mêlent, éd. 10/18.

Le bonheur vient
sans qu’on s’y attende. Et va bien au-delà
de tout ce qu’on peut en dire tôt le matin.

Et encore :

Vous sortez simplement, vous claquez la porte
sans réfléchir. Et quand vous comprenez
ce que vous avez fait
c’est trop tard. Si ça ressemble
à l’histoire d’une vie, alors très bien.

Venez à la fête du livre de Bron les 5, 6 et 7 mars. C’est direct en tramway depuis le centre ville et la gare de la Part Dieu. Si vous venez pour le week-end de Paris, de Marseille, de Toulouse, et si vous aimez  Ben, profitez-en pour faire la grande rétrospective Ben au Musée d’Art Contemporain.

Venez, il y aura du soleil, le printemps et, au coeur, la littérature.

Venez, vous dis-je !

Infos pratiques et programme :

http://www.fetedulivredebron.com/