Le fichier

— Il comprend pas ce qui se passe avec le fichier.

Les deux vieilles dames sont assises dans la troisième rangée de fauteuils du wagon. L’une est manifestement un peu gaga, pas finie, elle a le corps tordu, comme souvent les déficients mentaux.

— Il comprend pas ce qui se fasse avec le fichier, répète-t-elle.

— Ils doivent avoir des problèmes, lui explique l’autre.

Le type est avec son téléphone dans le sas d’entrée, il parle très fort.

— Je ne comprends pas ce qui se passe avec ce fichier, répète-t-il une fois de plus.

Les passagers le regardent. La vieille gaga se penche dans l’allée pour le zieuter.

— Pourquoi il comprend pas, fait-elle, il est con ou quoi ?

Mauvais jeux, Nadia Le Roux

Mauvais jeux, Nadia Le Roux
Mauvais jeux, Nadia Le Roux

Pour vous donner le désir de la poésie de Nadia Le Roux, j’ai voulu extraire des pépites de son recueil Mauvais jeux. Mais bernique nique ! Dur dur d’en prendre un ou deux vers isolés. Sa poésie résiste au tronçonnage. Les citations qui suivent sont  des flashes de stroboscope sur une piste de danse. Des éclats furieux et sensuels. Tels dans ce poème qui donne son titre au recueil :

J’ai mal au jeu tu sais
Mal à l’eau qui jaillit tout bas du bas
du ventre

Amer-indien dit plus de nos vies d’aujourd’hui que tous les bulletins d’infos radio ou télé. Premier et dernier vers :

Nos vies coulent sur des tables de fortune.
[…]
C’est seulement un changement de monde.

Dans un long et secouant poème dialogué, Mai, songe et réalité, Nadia Le Roux prend le plein temps de la rencontre avec une des Mères de la Place de mai :

Le châle blanc des mères de la place de Mai, peint sur le sol de  la place de Mai, à Buenos Aires. Image Wikipedia sous Creative Commons
Le châle blanc des mères de la place de Mai, peint sur le sol de la place de Mai, à Buenos Aires. Image Wikipedia sous Creative Commons

Je suis assise devant elle, elle sourit
et me sert un verre de vin, la soirée
est douce, nous sommes allées
visiter la ville auparavant, je suis un
peu fatiguée et elle aussi, elle m’a
montré son foulard blanc et j’ai à ce
moment là eu la nette sensation de
toucher du regard quelque chose
d’important, de trop important pour
moi peut-être.

Ce sont des hommes du même bord qu’évoque Les clowns blancs, des hommes simples, pas des hommes de la société du spectacle :

Une sueur étouffée perle sous les maquillages des animaux
Hommes nains
Les soirs sont souvent lourds d’un air puant d’urine
Brûlant de fatigue invisible.

Nadia Le Roux sait aussi l’amour. L’écrire. Comme dans ce sublime et très court J’ai qui commence par :

Ton chaos infini aux cils
Tes vapeurs et ta sueur en peau
J’ai la raison en ruines.

Nadia Le Roux a reçu de nombreux prix. C’est ainsi que je l’ai croisée au Rencontres 2010 de l’Ecritoire d’Estieugues. Moi, avec Ma Veste, lauréatisée en nouvelles et elle, distinguée par un premier prix des lycéens en poésie. Nadia Le Roux est comme sa poésie, attachante, mouvante, entièrement là, dans le moment présent. Sensible.

Où est ta peau ? Où sont tes mains ?
L’imagination se sauve et je pense à
ma soif.

Mauvais jeux, Nadia Le Roux – Contact sur son site : http://nadlrx.skyrock.com/

Suivez les « 24 heures d’écriture » en direct sur le web

Voici les infos pour vous permettre de suivre l’écriture de nos 24 nouvelles en direct sur le web :

A partir de quand ?

  • Début : vendredi 11 juin à 19h
  • Fin : samedi 12 juin à 19h

Suivi sur mon site : https://www.lignesdevie.com

  • Pavé Twitter noir à droite sur l’écran qui affiche les messages postés sur Twitter par les participants et l’équipe (ça a commencé).
  • Je vous encourage à m’encourager pendant les 24 heures en m’envoyant des commentaires sur ce post ou les suivants (les heures les plus dures sont en fin de nuit).

Suivi sur le site officiel : http://www.24heuresdecriture.com/

  • Tous les quarts d’heure, affichage des 24 nouvelles « en l’état » d’écriture (si nous jouons bien le jeu d’écrire en direct dans le « back office » du site…) + profils des 24 participants.

Suivi dans le 11ième arrondissement de Paris :

  • 16 librairies et médiathèques du 11ième diffusent également l’événement.  Voir leur liste et la carte ici.

Un coup de chapeau à Fontaine ô livre, association de développement des métiers du livre du quartier de la Fontaine au roi, qui coordonne la manifestation. Et à l’agence littéraire Pierre Astier pour l’idée de ces 24 heures.

24 pour 24 heures d’écriture

Nous serons 24 auteurs non (encore) édités à compte d’éditeur. Nous aurons 24 heures pour écrire en direct une nouvelle. Le sujet nous sera donné au dernier moment.

La performance aura lieu du vendredi 11 juin à 20h au samedi 12 juin à 20h à Paris.

Nos ordinateurs seront branchés au net avec une webcam pour diffusion en temps réel dans 24 lieux du livre du 11e arrondissement parisien, des librairies et des médiathèques.

Un jury sélectionnera une nouvelle parmi les 24. Elle sera lue par des acteurs au 104, éditée  par un éditeur du 11e et diffusée dans les libraires parisiennes.

Je vous tiens au courant de la suite.

Rendez-vous sur le site 24heuresdecriture.com

Faut-il manger des sucres lents avant ?

La carpe

Ce poisson sans défense sait qu’il n’a que deux choix dans la vie : soit se faire oublier, soit se faire manger […]. Au mieux, il peut éviter d’avoir mal et c’est tout ce qu’il attend de la vie, ce qu’il considère comme le bonheur.

Citation extraite du blog de Argancel, « C’éclair ! L’efficacité au quotidien », http://blogasty.com/billet/366816…

Puisqu’elle [la carpe] est persuadée qu’elle ne peut pas gagner ou obtenir des résultats dans la vie qui sortent de la moyenne, elle aura tendance à ne pas tenter sa chance et à tout faire pour échouer rapidement […]

Citation extraite du blog de Olivier Leroux, coach, formateur et consultant senior, http://blog.olivierleroux.com/2009/12/…

La carpe est dégueulasse à manger, les enfants le savent. Elle est emplie d’arêtes fines, organisées en couches successives, croisées comme ces reprises que les vieilles font aux talons des chaussettes, courbées sous l’unique ampoule basse énergie de leur masure. Quand on croit avoir franchi leurs rangées de défense se succédant comme les palissades dans les dunes, quand on espère enfin laisser fondre la chair fine sous la voûte de son palais, alors une dernière esquille, fine et pointue comme un cheveu du diable si celui-ci n’était pas chauve comme une mirabelle, s’enfonce sous sa gencive.

Source: http://en.wikipedia.org/wiki/Image:Common_carp.jpg Common carp (Cyprinus carpio). Public domain image from USFWS National Image Library.
Source: http://en.wikipedia.org/wiki/Image:Common_carp.jpg

Si la carpe est aussi dégueulasse, c’est aussi à cause de son goût prononcé de vase, comme certains whiskies tourbés d’Irlande. Seuls les gens de pays d’eaux sombres, écrirait Philippe Claudel, aiment la carpe, dans les Dombes, en Sologne ou dans le quartier du Sentier, à Paris, où arrive chaque mercredi du Loiret ou de Belgique un camion aux citernes emplies de carpes. Le marchand les pèse à même la chaussée, sur une balance autour de laquelle ça discute ferme, les carpes d’un noir mouillé de gouache  fraîche tressautant dans leurs baquets. Dans les régions d’étangs,  ce sont des opérations clandestines en fin de nuit. Quand le jour se lève, restent sur la boue, se débattant dans les poches d’eau, des poissons gigantesques, aux flancs tressés comme des cotes de mailles. Les bouseux, bressans ou solognots taciturnes, les ramassent dans des paniers en osiers tressés à la veillée devant leur télévision, pour  les porter jusqu’à la digue où attendent les gens du voisinage, avec leurs billets de cinq et leur mitraille de centimes d’euros, gens d’en bas qui repartent heureux comme des papes, les carpes gigotant sur la banquette arrière de leurs breaks.

Avant, j’étais comme un poisson carnassier là, les dents longues, pointues, l’écaille dure, je remontais le courant, tu vois, toujours entre deux eaux, […]. Je savais nager dans le milieu, dans le plein milieu, je savais trancher, fendre, foutre, je fendais, tu vois, un carnassier, je choppais les petits poissons, d’un coup de dent, d’un coup de mâchoire, tchac !

Xavier Durringer, Chroniques des jours entiers, des nuits entières, éd. Théâtrales

Pépé ronflait sur son pliant, son ventre posé ses cuisses comme un de ces poufs mous emplis de billes. Ça ne mordait qu’à ces moments-là, alors qu’il venait juste de s’endormir. Nous le secouions. Hein, disait-il en secouant sa vieille calebasse comme une porte montée sur des gonds à ressorts, qu’est-ce qu’il y a ? Ce qu’il y avait pesait deux ou trois livres et venait de gober l’un des ces vers musculeux, rouge sang, annelés comme des tuyaux d’arrosages, qu’il nous avait envoyés récolter dans le tas de fumier. Pépé mettait du temps à ramener le poisson. Il avançait avec ses cuissardes au milieu des touffes de jonc pour que la carpe ne s’y réfugie pas. Il moulinait, gaule horizontale, parallèle à l’eau. Enfin, d’une main tremblante d’un début de Parkinson dû à l’excès de vin blanc au frais dans sa bourriche, il la soulevait et essayait de l’amener dans le filet de l’épuisette. Il traînait le poisson sur l’herbe du pré, le plaquait sous son pied, lui enfilait ses doigts dans les ouïes et lui arrachait systématiquement un morceau de la gueule en retirant l’hameçon.

– Une fois, quand j’étais à l’école, une psychologue m’a demandé de venir dans son bureau. […] « Quels rêves faites-vous ? » elle m’a demandé. « Qu’est-ce que vous vous voyez faire d’ici dix ans ? Vingt ans ? » […] Je ne savais pas quoi répondre. Je suis restée muette comme une carpe. […] Maintenant, si quelqu’un me reposait cette question, sur mes rêves et tout ça, je lui dirais. […]
– Les rêves, vous savez, on s’en réveille. Voilà ce que je dirais.

Raymond Carver, in La bride, recueil Les vitamines du bonheur, traduction Simone Hilling, éd. Stock