J’ai vu

J’ai vu
J’ai vu les bœufs mutiques les bœufs blancs qui cavalaient au Bois Saint-Romain et qui meuglaient en fanfares
Et mon cœur, comme le corniaud derrière, calte encore derrière ces bœufs

Brume au matin envahissant le paysage ensoleillé

Au Tocro 10 000 mayettes archiséchaient bottes de foin
J’ai moissonné les embouches du Courtegland
Et au Mongin nous avons trouvé un troupeau de moutons roux
J’ai vu dans les herbages des groins avides des bestiaux qui pissaient à vastes torrents
Et les grêles froudoyantes hachaient partout et mutilaient les cieux arides
L’orage était sur toutes les toisons dans tous les ventres
Des cornes folles saccageaient toutes les haies
Et sous la force de la vie les cuisses vibraient comme des agrès
Dans toutes les prairies on bouffait tous les regains
Et j’ai vu
J’ai vu des troupes de 60 taurillons qui s’échappaient à toutes pattes enferrés par les collines en chaleur et des hordes de corneilles qui s’égaillaient incurablement après
Disparaître
Dans le ventre du Morvan.

 


D’après Blaise Cendrars, Prose du transibérien (Pléiade page 29)

Photo : Bois Saint-Romain par Gilles Bertin

J’ai saigné, Blaise Cendrars

1915. En Champagne. Un hôpital. Blaise Cendrars n’a plus de bras droit. On lui a coupé. Il s’est engagé, volontaire pour cette guerre. On le trimballe dans un taxi avec d’autres soldats.

– Maman !… maman !… gueulait l’homme couché au-dessus de moi. O Maman !…

On l’emmène dans une maison religieuse qui sert de lieu de convalescence ou de mouroir, c’est selon. Là, la misère de cette guerre. La machine à commander, la machine à panser, la machine à survivre. Tout le monde révèle son humanité, pour quelques personnes parmi celles qui souffrent ou qui soignent elle est sublime :

Et l’infirmière sortait pleine de foi, vaquer à ses autres travaux, pour revenir deux, trois heures après faire risette à l’homme-poupon et recommencer à lui réapprendre tout par le commencement avec une merveilleuse, une angélique, une inépuisable et radieuse patience.

Cendrars par Modigliani
(c) Archives Littéraires Suisses, Bern

Blaise a pour compagnon de chambre un berger landais qui a reçu 72 éclats dans le bas des reins, autant de plaies, dont une traversante infectée par les matières fécales. Partout, tout le temps, sans cesse, la douleur.

Pauvre gosse ! C’est ce petit berger des Landes qui m’a fait comprendre que si l’esprit humain a pu concevoir l’infini c’est que la douleur du corps humain est également infinie et que l’horreur elle-même est illimitée et sans fond.

Au milieu de ce capharnaüm, de cette litanie de cris, la puissante vitalité de Blaise Cendrars prend les commandes. Il se met à boxer avec son moignon. Son bras cicatrise à une vitesse-record. Puis il jongle dans son lit avec des oranges, de menus objets, apprenant à se servir de sa main gauche et de son moignon. Plus tard, dans la vie civile, il pratiquera des sports violents.

grâce à quoi, aujourd’hui, je pilote aussi bien mon automobile de course que j’écris à la machine ou sténographie de la main gauche, ce qui me vaut de la joie.

Cette force de vie, on la retrouve dans toute l’oeuvre de Cendrars. Dans son style où il mêle réel et imaginaire. Ici, dans ce court récit, elle raconte deux choses essentielles.  Mieux que tout documentaire historique : l’absolue horreur de la guerre. Et l’absolue nécessité de choisir la vie. L’aventurier, le reporter, l’écrivain  fera ce choix avec entièreté, toute sa vie. Et dans son écriture. Avec une seule main, mais quel homme, quel style !

J’ai saigné, Blaise Cendrars, éd. Mini Zoe, 3 euros 50, 56 pages


A propos de cette rubrique « Petits livres costauds »

J’ai saigné, Blaise Cendrars est le premier billet d’une série consacrée à de petits livres de moins de 80 pages. Le genre de bouquins qui tombe au fond des rayons de bibliothèques, qui tient dans une poche de chemise, qui coûte quelques euros, qui se lit en moins de deux heures.

Ce seront toujours des petits livres coups de poing.

Des petits livres costauds.