Le mot qui te manque, Béatrice Libert

Sténopé Gilles Bertin, CC-BY-NC-ND — Lyon, quais de Saône, passerelle Saint Vincent

Quel mot te manque à la jointure du soir ?
Celui où prendre appui ?
Où perdre nuit ?
[…]
As-tu prononcé les mots qu’il fallait ?
Alors quel est celui qui te manque
à la jointure du soir et dont tu ne sais rien ?
[…]
Il ne vient pas. Il faudra dormir sans. Tu le devines.
Quelque chose te dit même que ce ne sera pas facile.
Que tu auras plus froid.

Trois extraits d’un poème du recueil de Béatrice Libert, Un chevreuil dans le sang, page 31, recueil que je présenterai sans doute prochainement ici.


Béatrice Libert, Un chevreuil dans le sang, Éditions l’Arbre à paroles, collection Anthologies, 2014, ISBN : 978-2-87406-583-5, 148 pages, 15€

Photo : sténopé Gilles Bertin — Droits : CC-BY-NC-ND — Passerelle Saint Vincent, Lyon, octobre 2014

Spoon river — Edgar Lee Masters

Spoon river, Edgar Lee Masters, éditions Champ libre, 1976,  édition américaine originale 1914

Où sont Elmer, Herman, Bert, Tom et Charley
le veule, le fortiche, le clown, le poivrot, le bagarreur ?
Tous, tous dorment sur la colline.

Ce sont cinq des 362 personnages de ce recueil, chacun héros d’un de ses 362 poèmes.

Doc Hill

À toute heure du jour et de la nuit
j’arpentais les rues, allant ici et là,
soignant les pauvres frappés par la maladie.
Savez-vous pourquoi ?
Ma femme me détestait, et mon fils allait à la dérive.
Je me suis donc tourné vers les gens, pour déverser mon amour.
Comme il m’était doux de voir les foules sur les pelouses le jour de mes funérailles,
et de les entendre murmurer leur amour et leur chagrin.
Mais, ô mon dieu, mon âme a tressailli, à peine capable de se tenir au bastingage de la nouvelle vie,
quand j’ai vu Em Stanton derrière le chêne
qui abrite ma tombe
se cachant, elle et sa peine !

Ils sont tous couchés dans le cimetière de la petite ville de Spoon River, au bord de la rivière du même nom. Tous ces récits s’entremêlent, ils se connaissaient tous peu ou prou, formant un réseau narratif d’une ampleur enthousiasmante.

Andy le veilleur de nuit

Avec mon manteau espagnol
mon vieux chapeau mou,
mes souliers enveloppés de feutre,
Tyke, mon chien fidèle
et mon bâton noueux de noyer blanc,
j’allais de porte en porte sur la place
muni de ma lampe-tempête.
Les étoiles de minuit tournoyaient dans le ciel,
la cloche de l’église tintait doucement au souffle du vent,
les pas fatigués du vieux Doc Hill
sonnaient comme ceux d’un noctambule,
et au loin un coq chantait.
À l’heure qu’il est, un autre veille sur Spoon River,
comme d’autres veillèrent avant moi.
Et nous voici, le vieux Doc Hill et moi,
là où personne ne cambriole
et où le veilleur est inutile.

Peu à peu, en lisant ces textes possédant chacun sa petite part de transcendance par dessus un bon vieux morceau d’humain, se reconstitue à la fois cette ville américaine début vingtième siècle avec son ambiance typique et les sentiments et passions liant chaque communauté d’êtres humains.

Sonia la Russe

Née à Weimar
d’une mère française
et d’un père allemand, savant, professeur,
orpheline à quatorze ans,
je suis devenue danseuse sous le nom de Sonia la Russe.
À Paris j’ai fait les Boulevards,
maîtresse d’une flopée de ducs et de comtes,
et plus tard de rapins et de poètes.
À quarante ans, finie, je me suis dirigée vers New-York.
Sur le bateau j’ai fait la connaissance du vieux Patrick Hummer,
plein de verdeur malgré sa soixantaine
qui s’en retournait chez lui après avoir vendu
un plein bateau de bétail dans la ville de Hambourg.
Il m’a amenée à Spoon River et nous avons vécu ici vingt ans — on nous croyait mariés !
Ce chêne près de moi est le rendez-vous favori
des geais qui babillent tout le long du jour.
Pourquoi pas ? Car ma poussière même rit
en pensant à cette affaire drôle qu’est la vie.

Son auteur Edgar Lee Masters quitte très vite le métier d’avocat imposé par sa famille pour rejoindre l’école réaliste américaine à Chicago : Hemingway, Upton Sinclair… Spoon River Anthology lui vaudra et lui vaut toujours la célébrité, ce recueil a été réédité moult fois aux Etats-Unis depuis sa parution en 1914.

Minerva Jones

J’étais Minerva Jones, la poétesse du village,
la risée des rustauds de la rue
à cause de mon corps lourdaud, de mon oeil qui louchait et de ma démarche dandinante. Mais ce fut bien pis encore quand «Butch» Weldy
m’eut prise à l’issue d’une chasse brutale.
Il m’a laissée à mon sort chez le docteur Meyers,
et j’ai sombré dans la mort, sentant le froid me gagner depuis les pieds,
comme quelqu’un qui avance pas à pas dans un ruisseau glacé.
Quelqu’un ira-t-il au journal du village
rassemble dans un livre les vers que j’écrivais ?
J’avais si soif d’amour !
J’avais si faim de vie !

En France, trois traductions ont été publiées, dont la première en 1976 par Michel Pétris et Kenneth White (souligne justement Francesco Pittau dans un commentaire sur Facebook). Les deux versions papier sont épuisées, on en trouve quelques exemplaires d’occasion à des prix inabordables.

Mais il faut surtout parler aujourd’hui du travail remarquable du collectif Général Instin publié sur le blogue AMBO(I)LATI de Benoît Vincent. Une publication ou republication papier serait très souhaitable, je fais ici un gros clin d’oeil à l’éditeur de la traduction française de W.S. Graham réalisée par  Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre, Black Herald Press.

Spoon River, Edgar Lee Masters - Critique, Philippe-Guilhon, Le Quotidien 1976

Où nos ombres s’épousent, Stéphane Bataillon

Il l’a perdue, il lui a écrit des poèmes. À qui écrit-on lorsqu’on s’adresse à celle ou celui qui est parti ? C’est le premier recueil de Stéphane Bataillon. Une langue simple. Celle de nous tous. Aucun cri. La peine bordée. Juste parfois quelques clichés poétiques, un maréchal-ferrant, une meute, une flamme de bougie, mais je suis rarement bon public. Ce recueil caresse d’une main attentive ce sujet si souvent abordé.

Je n’ai pas la douleur

Je n’ai pas le besoin

et je n’ai pas l’exil

J’ai juste perdu

celle que j’aimais.

page 11,

et

Bien sûr, l’asphyxie

Bien sûr, le pourquoi

crier sans voix au fond de l’ombre

Mais quelque chose

qui nous dit d’attendre

Que nous devrons nommer

Quelque chose de simple.

page 17, et encore

Conserver seulement

ce qui est nécessaire

Ne garder que les mots

et puis les écouter.

page 25, et enfin, sur une touche romantique, page 69

Une étendue de sable

La mer au loin. Du vent.

L’image se brouille

Tu te penches pour ramasser

un galet, puis deux

Tu récoltes avec soin

ces vieux témoins du monde

Comme s’ils pouvaient se fendre

et comme si ta chaleur

assurait leur survie

Tu me dis :

«C’est important, les galets »

Tu es belle.

Où nos ombres s’épousent, Stéphane Bataillon, éd. Bruno Doucey, 93 pages, 10€

Le site de Stéphane Bataillon : www.stephanebataillon.com

W.S. Graham, Les Dialogues obscurs — Poèmes choisis

W.S. Graham photographié par Michael Seward Snow, fin des années 50     (William) Sydney Graham par Michael Seward Snow, fin des années 50 - © estate of Michael Seward Snow / National Portrait Gallery, London
W.S. Graham photographié par Michael Seward Snow, fin des années 50
(William) Sydney Graham par Michael Seward Snow, fin des années 50 – © estate of Michael Seward Snow / National Portrait Gallery, London

Comme pour George Oppen, plutôt que de tenter d’expliquer ou de commenter la poésie de William Sydney Graham, lisons :

Je te tape un signal un signal clair
Sur les tuyaux du monde
Je n’en sais pas assez,
Ignorant où ils finissent. Je tape
Sans cesse pour interrompre le silence,
En tirer une main d’homme qui fabrique
Dans cet instant ce dialogue entre nous.
TAP-TAP. Le lis-tu ce tap-tap que
Je t’envoie le long de
Mon élément ? Ô regarde. Les voici
Qui ouvrent et ferment les Portes de la
Communication, ils approchent, Princes de
L’Histoire munis de leurs récipients de
Gaz en cristaux, me renversent et m’étouffent
Étranglé, garrotté avec mes semblables
Sous ce toit si terriblement charitable.

Fragments que j’envoie (extrait), 1970

Cette sélection de poèmes est la première parution en français de ce poète né en Écosse en 1918 et mort en Cornouailles en 1986. Harold Pinter a contribué à le faire connaître, dans cette page de son site consacrée à WS Graham, Harold Pinter cite le très beau poème d’amour I Leave This at Your Ear (For Nessie Dunsmuir). Ce ne peut être un hasard si le thème du langage revient souvent chez W.S. Graham.

MESSAGE À QUI FAIT LE DIFFICILE

Ce matin je suis prêt si tu l’es,
À t’entendre parler dans ton nouveau langage.
Je crois que je ne suis plus très loin
D’une manière d’écrire ce qu’à mon sens
Tu dis. Tu énonces très clairement
Des mots terribles toujours hors de ma portée.

Campé dans mon vocabulaire je regarde
Par ma fenêtre d’eau fine, prêt
À traduire des occurrences naturelles
En une chose qui surpasse toute idée
De plaisir. Les brins d’avril s’envolent
Portant de légers messages aux esseulés.

Ce matin je suis prêt si tu l’es
À parler. Les pluies précoces et vives
Du printemps trempent les carreaux.
Là dans mes mots qui regardent au dehors
je vois ton visage qui parle, vole,
Dans un nuage et veut dire quelque chose.

(1977)

L’édition par Black Herald Press est soignée et bilingue. La traduction par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre excellente. Un essai de W.S. Graham sur sa poésie a été ajouté à ce recueil.

Clairement ils veulent me faire mourir
De peur ou tout comme. Je crois
Que tu sais qui je suis. Pour me répondre
S’il te plaît tape, tape vite sur le métal
Le plus proche. Quand tu recevras de mes nouvelles
Je ne te connaîtrai pas. Celui qui
Te parlera ne sera pas moi.
Je me demande ce que je dirai.

Fragments que j’envoie (extrait), 1970

Les Dialogues obscurs, Poèmes choisis, W.S. Graham, traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre, édition bilingue enrichie d’une bibliographie, des notes, une chronologie, une introduction et une postface, éd. Black Herald Press, 14€ — Découvert chez la librairie Charybde, 129 Rue de Charenton,  75012 Paris

Autre lien : Graham lisant certains de ses poèmes, enregistrement de 1979, signalé par la traductrice Blandine Longre.

 

Le maître est parti cueillir des herbes

Le maître est parti cueillir des herbesUn livre amène à un autre. Un roman de Hubert Haddad à un recueil de poèmes chinois. Le roman (d’une beauté !) est Le Peintre d’éventails sorti il y a peu chez Zulma, l’histoire d’un peintre japonais zen. Hubert Haddad a intégré à la narration un petit nombre de haïkus, assez pour donner envie d’en lire davantage (et pour moi, de rattraper un retard congénital…).

Chant des mille automnes
le monde est une blessure
qu’un seul matin soigne

Le recueil de poèmes chinois est Le maître est parti cueillir des herbes, une anthologie d’une centaine de poètes chinois sur une période d’une quinzaine de siècles, sous-titrée aux sources chinoises du haiku.

Su Tung po (1023-1089)

Il faut ne pas parler de ces poèmes, il faut seulement lire ce recueil, quelques pages chaque jour, lentement.

Tao Yuan ming (365-427)

Ainsi surgit chacun de ces haïkaï de Chine, un moment fugitif, l’esprit de son auteur clairvoyant, en accord au monde.

Lu Yu (1125-1210)

Ces poèmes sont traduits du chinois et arrangés par CHENG Wing fun & Hervé COLLET, la calligraphie de CHENG Wing fun. Comme les autres ouvrages de l’éditeur Moudaren, ce livre est un bel objet,

J’ouvre un livre
et me réjouis
devant la fenêtre lumineuse

(Lu Yu)

Le maître est parti cueillir des herbes, éd. Moudarren, 2001, ISBN n°2-907312-40-5

Le catalogue de Moudarren : http://www.moundarren.com/

Le Peintre d’éventails, Hubert Haddad, éd. Zulma, 2013, ISBN n°978-2-84304-597-4