Quand tout sombra

Le néon s’éteignit une seconde et se ralluma. Mon visage qui avait disparu réapparut dans le miroir. Je tenais ma tondeuse à barbe et de mon autre main tendais la peau de mon cou pour ne laisser échapper aucun poil. C’est étrange, pensai-je, mais cela peut arriver. Je continuai la progression de la tondeuse vers mon menton.

La lumière s’éteignit à nouveau, puis revint dans une sorte d’hésitation langoureuse, avec une progressivité qui me rassura. Des travaux dans le coin, peut-être. Il s’était écoulé une dizaine de secondes.

Il y en eut une troisième.

J’arrêtai ma tonte, attendant la suite. L’intervalle entre les coupures raccourcissait, puis il sembla se stabiliser au rythme d’une toutes les deux trois secondes, tel un stroboscope au ralenti. Mon visage réapparaissait de plus en plus stupéfait.

Image from page 355 of "Geriatrics : the diseases of old age and their treatment, including physiological old age, home and institutional care, and medico-legal relations" (1914)

Je posai ma tondeuse et allai au salon. Je n’allumai pas et m’approchai des fenêtres. Dehors dans la nuit finissante, la ville clignotait. Au même rythme que dans la salle de bains. Comme pour adresser un message en morse aux astronautes de la station spatiale. Ou bien à des extra-terrestres en maraude dans ce coin du système solaire. Les deux grandes tours du quartier d’affaires de la Part-Dieu, que l’on surnomme ici le crayon et la gomme, clignotaient aussi. Ainsi que les enseignes rouges sur les toits des quais. Comme le morceau de la basilique de Fourvière qui dépassait au-dessus de l’immeuble en face. Machinalement, je vérifiai qu’il n’y avait personne sur ce toit. Une fois, j’avais vu un couple y faire l’amour couché sur les tuiles, à vingt mètres du sol, et je conservais l’espoir d’en surprendre un nouveau. Je me penchai derrière la fenêtre. En bas, dans la rue, les lampadaires clignotaient aussi.

J’allai chercher mon téléphone et consultai le site du Monde.  Rien de neuf depuis la veille. Je me branchai sur le site d’un journal local. Rien non plus. Et sur Facebook. Pareil.

Une dernière fois, cela s’éteignit.

Je dis « une dernière fois », mais je ne savais pas alors que cela n’allait pas se rallumer. J’attendis en vain. Comptant en silence les secondes. Tout était obscur.  Comme à la campagne. Dans une forêt. C’était les ténèbres. La nuit. La vraie.

Je m’habillai en vitesse et dévalai l’escalier sans essayer d’appeler l’ascenseur.

J’ouvris la porte sur la rue.

Une masse gris clair gisait sur le trottoir dans la pénombre épaisse. Un corps.

Pacman's 19th nervous breakdown OR: Stop smoking — by Rookuzz.. CC BY 2.0 : https://www.flickr.com/photos/72283508@N00/

J’hésitai une seconde et me précipitai à son secours. Sous mes doigts, je sentis une tenue de travail au tissu raide. C’était un homme robuste, couché sur le ventre, visage dans le sol. Il avait dû trébucher sévèrement dans la bordure du trottoir. Je pris son poignet, cherchant son pouls.

Il était mort.

Je me relevai, examinai les alentours. C’était une nuit épaisse comme du ciment à prise rapide. J’étais englué dedans déjà, perdu dans ma propre rue. Une lumière rouge diffuse irradiait de l’escalier d’une traboule. Ce quartier en pentes est sillonné de ces passages qui coupent au vif entre les immeubles agenouillés au flanc de la colline. En m’approchant de cette lueur rougeoyante, je trébuchai dans un deuxième corps.

Mort aussi.

Un balai était tombé près de lui comme l’arme d’un soldat. C’est là que je sentis le froid monter de mes reins à mes épaules, ma chemise collée à mon corps par une sueur glacée.

Image from page 170 of "Elementary and dental radiography" (1813) — Aucune restriction de droits connue

Je m’approchai prudemment de l’escalier. La lumière rouge provenait des feux arrière d’une voiture coincée tout en bas, cul en l’air. Visiblement, elle avait dévalé les marches depuis la rue qui arrivait du dessus. Je descendis vers elle et la contournai. J’allumai la lampe de mon téléphone. Une femme était les jambes sur le volant, tête et torse tassés contre le pare-brise, des cartons répandus autour d’elle parmi une flopée de prospectus pour le candidat du Parti Républicain aux prochaines élections. Je n’avais pas besoin de chercher son pouls pour savoir qu’elle était morte. C’était son décès qui avait provoqué cet accident et non l’inverse, j’en fus certain, sans en avoir de preuves tangibles autres que les deux corps là-haut.

J’eus alors l’idée d’examiner mon téléphone. Plus aucune barre, le réseau était mort.

C’est la fin du monde, pensai-je.

Je partis au hasard. D’autres cadavres gisaient sur les trottoirs et les chaussées. Des lycéens avec leurs besaces. Un vieux chibani emmêlé dans sa canne. Une joggeuse. Un cycliste et son vélo. Il y avait un siège bébé sur le porte-bagages.

Je m’accroupis. L’enfant était versé en biais, crâne dans le sol, ses yeux grands ouverts. Je m’écroulai en chien de fusil sur le goudron, tête dans les mains, mon regard dans son regard mort.

Gilles Bertin


Photos :

  • Image from page 355 of « Geriatrics : the diseases of old age and their treatment, including physiological old age, home and institutional care, and medico-legal relations » (1914) — from Internet Archive Book Images Aucune restriction de droits connue
  • Pacman’s 19th nervous breakdown OR: Stop smoking — by Rookuzz.. CC BY 2.0
  • Image from page 170 of « Elementary and dental radiography » (1813) — from Internet Archive Book Images Aucune restriction de droits connue

Cher Johnny

T’es mort alors je peux t’écrire, tu liras jamais cette lettre et donc elle t’embêtera pas parce que t’étais comme moi, un grand pudique. Je t’ai aimé en secret, à distance, j’ai jamais cherché à te le faire savoir. Tu m’as rien dédicacé, j’ai pas voté pour toi à la télé, j’ai pas fait le pied de grue devant des hôtels pour être à tes côtés dans une photo. Ce que tu me donnais non seulement me suffisait mais était tellement plus vaste que moi ! J’ai toujours su que je pouvais compter sur toi.

Johnny Hallyday
Johnny Hallyday, par Georges Biard, CC BY-SA 3.0

J’ai cinquante-sept ans et j’ai seize ans. Quelqu’un a mis Gabrielle. Les enceintes sont le centre du monde. Ta voix me prend, Johnny, comme si j’enfilais un pull à l’intérieur de moi. Un stroboscope cogne la salle, les vagues bleu et rouge des spots me roulent dessus, j’ai très chaud, il y a des odeurs de bière et de sueur et de fumée. Soudain je saisis le sens de la vie et perçois l’endroit précis que j’y occupe. Ça m’est jamais arrivé. J’ai jamais eu des pensées aussi personnelles. Le monde et moi, on a fait qu’un jusqu’alors, mais depuis que Gabrielle a commencé le cordon est coupé. Mes amis dansent, parlent, rient, il y a les tables, les murs, le rideau fluorescent des lumières, les verres et les cigarettes. Et il y a moi qui examine tout ça : je suis le moyeu de la roue, l’œil qui voit. Tu me pénètres, m’imprègnes, m’infuses, tu me colores, me submerges, m’apaises, me consoles, me rassures.
À la fin du morceau, je vais à la platine tourne-disque, soulève la pochette du quarante-cinq tours, l’oriente dans la lumière d’un spot. Simultanément, je reçois ton visage et tes yeux et ton nom, oh mon Johnny. Je me sens fière et exaltée et unique. Ma vie commence ce jour-là.

Un cheval pour Johnny — Hommage à Johnny Hallyday

Je prétends pas que tout ce que je sais je l’ai appris de toi, non !… mais l’important – l’essentiel – je le tiens de toi. T’as pas su que tu donnais tant, Johnny, t’étais comme une fleur qui sait rien de son parfum, comme un oiseau qui soupçonne pas la beauté de son chant. Dès Gabrielle, j’ai flairé ton mystère, j’ose pas dire ton « sacré », mais c’est pourtant le mot. Tu étais à la fois moi, dans toutes les fibres de mon corps, et plus que moi, plus vaste, immense, comme un géant mais pas trop, car t’as toujours été modeste, t’as toujours eu la politesse de pas être infini, d’avoir aucune prétention de sagesse ou de donneur de leçon ou de philosophe, tu étais à ma portée, ni trop près comme un copain ou ma mère, ni trop loin comme un gourou ou un père… voilà, mon cher Johnny, voilà j’ai dit le mot qui nous réunit, c’est « père ». T’étais bébé quand le tien s’est barré. Le mien aussi s’est évaporé. C’est mieux comme ça, il tenait pas la route. Alors que toi, t’as été debout, présent, t’as mené ta vie sans te dérober. À chaque fois que j’avais besoin de toi, t’étais à ma disposition, partout dans ma maison, sur les murs, entrée salon chambres partout jusqu’aux toilettes, j’ai tous tes disques, tes affiches, tes vidéos, tout ce qui sort sur toi. T’es mon homme, t’as été le premier. Je t’ai aimé, je t’aime et je t’aimerai toujours. Dès que j’ai pu, après mon divorce et quand mes enfants ont été assez grands, je t’ai suivi dans tes tournées françaises, je suis allée à chacun de tes concerts, sept ou huit d’affilée à chaque fois… douze en 2009, je réservais un ou deux ans à l’avance. Le 24 novembre 1996, j’étais à L’Aladdin Theater, à Las Vegas, là où le King avait joué et où tu avais tant rêvé de passer à ton tour. Je me suis nourrie de toi et, à la fin, t’en es mort de tout cet amour de moi et de tous ceux qui t’ont tant aimé. Je vais continuer seule. Sans toi. Tu me lâches, tu m’abandonnes, indifférent à mon égard comme tu l’as toujours été, et c’est pour ça que je t’ai tant admiré, pour ta force à tracer ta route sans rien demander, sans rien attendre de personne, du moins c’est ce que je crois, y a eu ces histoires sordides ces dernières années, comme autour des autres superstars de ton niveau, moi je me suis toujours tenue loin de toi, je t’ai rien demandé de plus que ce que tu donnais, comme ça nous sommes restés libres tous deux, nous nous devons rien, c’est la meilleure relation, la plus simple, en t’écrivant ces lignes je comprends à quel point en t’aimant j’ai appris à aimer, à me tenir à la bonne distance de l’amour, après le divorce imposé par mon ex-mari, j’ai eu plusieurs amants, leurs prénoms ne comptent pas, pas plus que le tien Johnny, un prénom d’emprunt comme le sont pour moi ces hommes que j’emprunte à leurs femmes, des hommes doublement attachés, qui vivent comme des cantonniers, dans les strictes limites que nous leur fixons, leurs épouses et moi, alors que toi, tu n’as jamais eu peur d’aimer, notre relation a été dépourvue de frictions, tu ignorais tout de mon existence et j’obtenais de toi tout ce dont j’avais besoin, personne ne l’a jamais admis, ni ma mère, ni mon ex, ni mes enfants, ni mes amants, c’était… c’était à leurs dépens, pensaient-ils, prélevé sur leur quote-part ! Maintenant, je vais m’enrouler autour de toi à l’intérieur de moi et on va rester comme ça ensemble, à jamais, dans une étreinte infinie. Ta voix est en moi. Sans elle, abattant les murs, écartant les nuages, fendant les forêts, qu’aurais-je été qu’une femme ne m’appartenant pas, je n’aurais jamais rejoint celle que je suis, quelqu’un qui tient sa place même si je suis que secrétaire, j’ai découvert ma vie dans la tienne, personne d’autre a jamais su m’apprendre ça, la vie Johnny, la vie… que toi ! comment faire avec et quoi en faire, t’avais pas le secret ni le mode d’emploi, ni la patience ni la sagesse, t’avais juste cette intelligence de la prendre contre toi et d’en jouer sans la ramener, sans t’étendre, t’as été un mec discret au final, loin de l’image qu’on se faisait de toi, d’un mec limité, sans grand talent, et ça me plaît aussi, ça, d’avoir ce souvenir de toi, un homme qu’on prend pour moins qu’il est, qu’a pas de solution pour les autres, un homme qui m’a jamais déçu, le seul. Bye bye mon Johnny.

Gilles Bertin


Cher Johnny a été initialement publié en 2012 dans la revue littéraire Dissonances

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Le jardin qui n’en finit pas

Le jardin fut longtemps ce lieu mi-secret mi-public à l’entrée encaissée, entre pivoines et coudriers, à la barrière de bois étroite et bancale, où sa mère travaillait, vaste chapeau de paille sur la nuque, cueillant penchée de longs haricots verts, les jetant dans un panier d’osier invisible entre les lignes des planches aux carrés comme les étals d’un marché, ici les monticules bruissants des asperges, là déversés en vrac les jetons de loto des radis, des carottes et des laitues veinées d’ocre, sur la corde à linge les voiles battants des draps, flattant au passage bras et visage, leur odeur de femme brune disputant à celle de la terre bêchée le privilège de tracer les frontières internes du jardin et, tapie dans la haie, une ruche au bruit de source que le grand-père récoltait un sac à jambon sur la tête, déposant les gaufrettes brisées des rayons d’or dans des saladiers, à l’abri des pans de cathédrale des haricots ramants violets, leurs gousses pendant comme des chenilles à leurs fils et, à mi-chemin entre l’entrée et le fond du jardin, les planches de tomates, pieds paillés depuis juin, feuilles vert sombre, leur odeur musquée lorsqu’on séparait le fruit de la tige, odeur qui demeurait sur les doigts, cette odeur des tomates, la plus verte des celles de ce jardin où vient en son fond un lilas mauve avec quelques arbres fruitiers, jetant leurs années de luxuriance un ou deux paniers de mirabelles perlées de jus dans les feuilles des orties, et, avant d’arriver au bout de ce jardin avec les plants de betteraves rouges, de pommes de terre et d’endives, il y avait, qui étendaient chaque année sur des territoires plus vastes leur conquérante emprise de marcottage, les fraisiers aux fruits grignotés par la racaille des rampants ou maraudés par des doigts impatients, et leur odeur d’avant sucre quand, accroupis devant le frigidaire, ils étaient dévorés dans la vaisselle de l’enfance, tapissant le palais d’une histoire aussi riche de sensations que celle de ce vieil homme venu d’Afrique travailler en France, sortant chaque matin de son immeuble, chemise blanche, veste et cravate, allant dans les rues ses souvenirs à la main, le goût acide et sucré des fraises dictant au clavier de l’ordinateur la grande histoire du jardin, les draps battant dans les heures, les vols de martinets des abeilles, les haies le soustrayant au monde, rectangle de terre tout entier inclus dans la bouche et le nez, et de l’autre côté de la palissade, la vie attendant de s’éloigner de ce quadrilatère à la géographie minutieuse, emporter ce poids des tomates dans les paumes, leur senteur têtue mêlée au parfum grenu des fraises, emporter l’image du mouvement de cette femme cueillant les repas dans les rangs verts, emporter le don des pétales des pivoines à ce jardin qui n’en finit pas.

Gilles Bertin, 2006

Parution : Douze & une nuits, éditions Atelier du Gué

La nuit, tu es à la fois un et une autre, « la nuit, je mens. »* Douze & une nuits est une anthologie sur la nuit éditée par l’Atelier du gué, superbement illustrée et maquettée par les élèves de l’École Estienne. « La nuit est bien plus que l’envers du jour. Le plus souvent sombre mais parfois illuminée, tour à tour onirique, dangereuse, effrayante ou mystérieuse, elle accueille toutes les situations et autorise toutes les fictions. »**

Treize nouvelles, treize auteurs dont moi, treize illustrateurs et beaucoup de genres, « du récit policier à la comédie amoureuse en passant par le conte fantastique ou le drame intime. »**

Ma nouvelle Naissance ouvre ce recueil.

Extrait

Prudemment, il regarda à gauche. Le mur et la prairie se confondaient. Il regarda à droite : pareil. D’un effort délibéré de sa nuque qui fit craquer sa colonne vertébrale, il regarda derrière lui. La prairie était déserte. Il haussa les épaules, il avait eu peur pour rien.
Cependant, il tremblait ! La crainte était là, impérieuse, tapie dans cette nuit. Il se dressa brusquement et courut vers le mur.
Il lui fallait sortir de cet enclos, rejoindre le monde normal, retrouver son minibus, rouler vers leur maison. Il y aurait des chansons à l’autoradio, des promotions pour du vin rosé et des barquettes barbecue. Le monde normal.
Où donc était le trou ?
Dans l’obscurité, tout était indistinct. Au hasard, il partit à droite, longeant le mur à grands pas, guettant l’ouverture. Ce ne pouvait être aussi loin, il rebroussa chemin. Il aurait dû compter ses pas, il ne savait même plus d’où il était parti. Il leva la tête, considéra la hauteur du mur : il était infranchissable. Il perçut un battement sourd dans la nuit. Son cœur. Il avait passé la tête dans le trou puis avait basculé dans l’herbe. Et maintenant, le trou avait disparu.
Il sortit son téléphone, un vieil appareil qui suffisait à ses besoins. L’écran brilla dans la nuit. Il appela Madeleine. Il ne se passa rien. L’appareil afficha, « Pas de signal ».
Les étoiles étaient lointaines maintenant, dures et froides.

Rendez-vous, 10 au 12 novembre

Rendez-vous sur le stand de l’Atelier du gué au salon de la revue, du 10 au 12 novembre. J’y serai samedi 11 en fin de journée.

Commande

En librairie (diffuseur Pollen).

Pour l’acheter en ligne : bon de commande ici

Ou pour mes amis auprès de moi et c’est moins cher.


Douze & une nuits, recueil collectif, éd. Atelier du Gué, ISBN : 978-2-91358-972-8, 130 pages, 15€

Auteurs : Gilles Bertin, Gilles Marie, Stéphane Croenne, Marie-Françoise Déodat-Kessedjian, Pierre Goujon, Jean-Claude Guillon, Ludovic Joce, Patrick Le Divenah, Chloé Maurel, Isabelle Minière, Jean-Louis Rech, Jean-Claude Tardif, Brice Torrecillas

Illustrateurs : Oriane Brunat, Daniel Capella, Clément Clausse, Chloé Farr, Blanche Fleuriot, Gabriel Kalnins, Claire Malissen, Blandine Molin, Joachim Perino-Pegalajar, Bertille Rondard, Elliot Royer, Thibault Vanderpoorte, Jeanne Verlhac

Maquette réalisée par les élèves du BTS édition de l’École Estienne.

* Citation d’Alain Bashung

** Quatrième de couverture (extraits)

Sécurité sécurité

Ils sont deux, Mustapha le chef et un jeune black du même âge, leur fourgon blanc garé en travers du trottoir. Ils déchargent un dévidoir multiprises, un projecteur halogène, un percuteur à béton. Ils attaquent le mur du fond, derrière l’escalier.

Nous avons discuté un bon moment du meilleur emplacement : « Ici, m’a expliqué Mustapha, pas possible d’attacher un câble à un 4×4, de démarrer à fond les gamelles pour l’arracher du mur et de partir avec, le désosser tranquille dans un box. »

Ils travaillent au ciment prompt en me racontant leur chantier d’hier. « Une vieille – une femme âgée, corrige Mustapha – toute seule dans une propriété isolée, trois niveaux, de la folie. » Elle leur a donné deux billets. Cinquante chacun… Le black lève la main, écarte ses cinq doigts en éventail – il s’est mis dans le passage pour que je le vois depuis la cuisine, ses dents brillent.

Je les rejoins avec le broc fumant de la cafetière et trois mugs. Mustapha déplie le mode d’emploi du coffre, il est en quinze ou vingt langues comme les notices de montage d’Ikéa.

— Ça va pas être compliqué pour vous, dit Mustapha, vous êtes jeune.

Je monte à l’étage chercher mon matériel informatique. À travers le plancher, je les entends rire. Je redescends avec ma quincaillerie, mes disques durs, ma tablette, mon ordinateur.

— Impeccable, dit Mustapha, ça tient.

Nous discutons un moment du Mac et de l’iPhone en buvant notre café. « Apple, du sacré matos ! » Tout en les écoutant, je me dis que je mettrai un peu d’argent aussi dans ce coffre, du liquide, au cas où… Et Antonina, ses bijoux, bien sûr !

Sécurité, sécurité

Ils se remettent au travail et je reste là, à discuter avec eux. Ils m’expliquent, « Des coffres, on en installe de plus en plus, ça et des armoires à fusils pour les chasseurs. »

Mes parents n’ont pas voulu en acheter un en même temps que moi, j’aurais eu vingt-cinq pour cent de remise. « Question de principe », a dit papa. Maman n’est pas intéressée par ces choses. Je réfléchis au pourboire pour les deux ouvriers. Je voudrais ni faire condescendant, ni avoir mauvaise conscience, mais je veux qu’ils sentent que je suis de leur côté. Je prépare deux billets dans ma poche, un chacun.

Nous signons le bon de travaux sur le capot du fourgon pendant que le black recharge leur outillage. Je sors mes billets, Mustapha les refuse. Quel con je suis !… Il ne veut pas de mes bons sentiments, je comprends trop bien, il a sa fierté !

— Pour votre collègue, je lui dis alors. Il les prend et me serre la main.

Je contemple mon coffre longtemps, le ciment gris taupe lui fait un collier de fourrure, l’acier mat est épais comme ma cuisse. Je l’éprouve de la main, rien ne bouge… j’ai un mini château-fort dans ma maison ! Il est un peu petit, mais il est suffisant pour nous deux, nos trucs à Antonina et moi, nous n’avons pas de tableaux ni d’or, juste ses bijoux et mes disques durs.

Je remonte travailler à l’étage, je trime plusieurs heures sur mon écran.

Soudain, vers la fin de l’après-midi, une douleur me vrille la mâchoire. Incapable de continuer, je reste devant mon clavier à regarder dehors, je fixe dans la rue en bas l’endroit où ils ont garé leur fourgon ce matin, là où Antonina arrêtera notre voiture ce soir, de retour de son travail. Un goût de métal envahit ma langue et mon palais, comme si Mustapha, vêtu d’une blouse blanche, d’un calot bleuâtre, d’un masque sur la bouche, les mains gantées de latex, sous la lumière boréale d’un projecteur halogène, le jeune black lui tendant des instruments nickelés, m’installait le coffre-fort dans la bouche.

Ma main est figée au-dessus de mon clavier, elle ressemble à une statuette que je viendrais de tirer du coffre. Telle une craie qui crisse, la douleur descend de ma mâchoire à cette main de marbre. Antonina n’est pas au courant, c’est une surprise. J’ai l’impression qu’elle ne va pas aimer ce goût d’acier dans ma bouche.

Jean-Benoît Hépron, Autofictions (2012)


Photos : GB