Vases communicants avec Christophe Sanchez, C’est de mon pays que je parle

Trois ans ! J’échange pour la deuxième fois avec Christophe, la première était en octobre 2009 (voir son texte et le mien). Le principe des vases communicants ? Deux partenaires qui écrivent l’un chez l’autre le premier vendredi du mois. En cet octobre, Christophe ici, moi chez lui. La liste de tous les échanges est ici, grâce à Brigitte Célérier.

C’est de mon pays que je parle

C’est de mon pays que je parle, tout le temps, depuis le début, c’est de lui que je m’avoue, dans mes mots, dans mon attitude, dans mes certitudes et mes mensonges.

De cette terre, je garde des parfums rares mais pas ceux des dépliants pour touristes amateurs de slogans dépaysant, pas de ceux qui émanent des baratins de tour-operator s’adressant aux marabouts endimanchés accros à la magie africaine bardée de clichés cartes postales.

Non. Moi je garde en mémoire, enkysté en moi, mon putain de pays et mes années rues : les odeurs de suie brune qui damne l’horizon, la touffeur aigre qui s’empare de ta gorge pour mieux la nouer, le mélange du soleil en chape de con et de l’échappement carbone des vieux tacots que la salope d’Europe nous refile par bateaux entiers.

C’est de mon pays que je parle, de la haine que seul le démuni peut connaître face à l’opulence des peuples gras.

Du désespoir que tu craches quand tu vis la rue pieds nus, le bitume années cinquante usé de crevasses brûlantes et la corne que tu dois secréter pour résister à la douleur. De cette vie que les nantis se repaissent pour passer leurs petits maux, des odeurs et des crevures de vie dont ils bavassent et qu’ils ne sentiront jamais, n’auront jamais à pâtir.

C’est de mon pays que je parle pour qu’on sache les murs de chaux et les regards sales.

De cette atmosphère qui te colle les os entre eux et qui jamais repue ne cesse d’écraser ton corps. C’est le goût de la misère qui seule t’aveugle de son jaune pisseux et criard, te laissant croire que demain tu mangeras parce qu’il fait beau. Je garde cette chaleur incandescente comme une bombe à retardement coquée dans mes entrailles. C’est une mèche de bile à qui il ne manque plus que l’allumette – un seul crachat et tout explose.

Christophe Sanchez

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Mon propre texte chez Christophe, Tôt le matin,  est un hommage à Raymond Carver.

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Vases communicants avec Christine Leininger

Christine cherchait un partenaire pour ces vases d’août, j’avais envie d’écrire sur :

« l’étrangeté à être en dehors de chez soi, ou à passer
par un chemin différent du chemin habituel… »

en écho au poème de Raymond Carver où, sorti de son bureau, il se retrouve enfermé dehors à regarder chez lui depuis l’extérieur (dans Là où les eaux se mêlent).

J’ai écrit pour Christine un triptyque intitulé Confusions, cliquez ici pour le lire.

Ou Voici le texte de Christine :

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A la corole de tes regards, au bout de toi je sens la pulpe de ton doigt qui vibre au bord de moi.

Quand les paupières levées tes yeux me prêtent leurs regards, je penche un peu la tête pour me voir de moins haut.

Un souffle sur tes cheveux me fait frissonner.

Chaque soupir de ta pupille résonne dans mes yeux et plus je pourrais me perdre dans la profondeur de ton devenir, plus je sens ta peau friponner sur ma chair.

Ce grain que tu portes comme une mouche volage c’est à mon teint qu’il se marie. De toi à moi, il n’y a que soi où l’on se retrouve un.

En partance pour l’autre versant de nous, j’échelonne nos communes douceurs. Et ta voix fait écho à l’harmonie qui nous lie telle une gerbe d’épis de seigle.

Je turbulente nos incarnations et titube dans tes pas trop grands pour là. Mais ta main multiplie la mienne et nos visages floutent nos êtres dans la même silhouette complexe.

Et c’est là que de moi à toi un fil se tisse malingre qui m’entraîne dans une même devenance.

Christine Leininger

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La liste à jour des autres participants à ces Vases communicants est ici :
http://rendezvousdesvases.blogspot.fr/2012/06/liste-aout.html

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Vases communicants avec Maryse Vuillermet – Wart

Maryse m’a invité à ce Vase communicant de juillet avec elle. Nous avons choisi en fil commun une photo de Mathieu Neuville. C’est donc un vase à trois ! Merci Mathieu.

Mon texte chez Maryse s’intitule Le Choix de Witold. Voici le sien, Wart :

Wart, par Maryse Vuillermet

Tu vois, il y a le grand frais Hallal, ensuite le terrain du marché aux puces, il y a des grilles tout autour assez hautes et au milieu un grand bâtiment, sur un des murs, y a une de mes premières fresques, tu suis les grilles, tu arrives au canal, tu suis la berge, elle est surélevée, en ce moment, il y a de très grandes herbes, des arbustes, c’est très touffu, très vert, tu arrives vers un campement, attention, c’est plein de chiens, assez hargneux, tu vois des maisons en bâches de plastique, tôles et en bois, tu contournes, tu continues, tu arrives au parc et moi, je suis là, au fond, vers la route, dans la cour d’une ancienne maison de gardien, ou de jardinier, un squat, en pleine verdure, je t’attends encore un moment, j’ai fini ma fresque, j’ai bien brûlé. Les graffeurs, ils disent comme ça, une belle fresque, c’est une brûlure ! J’ai pas compté les heures, six, sept peut-être.

Antho et Momo, photo de Mathieu Neuville
Antho et Momo, Friche industrielle de Vaulx-en-Velin © Mathieu Neuville

Un beau format quatre sur quatre, un immense personnage, elle se voit bien, elle gicle bien, chaque voiture, chaque vélo qui va passer en prendra plein les yeux.

J’ai les mains qui brûlent, j’ai mis une bande mais malgré tout, ça fait mal, t’as des ampoules, et des blessures, je sens l’essence comme un camion de pétrole. Tu verras ma signature en bas, à droite, Wart, ça veut dire war la guerre et art l’art, c’est secret, il y a que toi qui sais que c’est moi.

War, parce que je me bats, pour moi, toutes les nuits, c’est la guerre, pour trouver l’emplacement, y accéder, grimper, l’éclairer, trouver le recul, graffer, placer les couleurs, un combat d’alpiniste, d’escaladeur de cathédrale, d’attaquant de citadelle, de château-fort, mais si c’était facile, j’aimerais pas et si c’était juste pour grimper et prendre des risques non plus, parce que c’est aussi mon art, ma bataille, l’art et la guerre, l’art de la guerre.

Depuis le collège, je traîne la nuit, j’use mes baskets et mes nerfs, ma mère me dit que ça me calme, elle, elle bouge pas de la télévision, d’un côté, le paquet de caramels et de l’autre, la bouteille de Jet, et elle s’endort. Mon père travaille de nuit, le matin, il se couche, l’après-midi, il se lève, va voir ses copains et recommence. On se croise tous, on se voit pas !

J’ai cherché les endroits, j’ai commencé par le plus grand le chantier, celui de la clinique de l’Europe, des palissades à perte de vue, mais ça grouillait et ça frappait, y a des méchants chez nous, ils se déplacent en meutes, moi, je suis un loup solitaire, je cherche pas les bandes, la compagnie, je cherche les endroits où il y a personne, j’ai abandonné le terrain, je me suis replié par ici, vers le Rhône, vers les berges, le canal, y en a pas beaucoup qui viennent là, ils trouvent que c’est pas assez urbain, qu’il y a trop de vert, ils ont peur du vert les rats des villes !

Toi aussi t’es une guerrière, quand je t’ai vue la première fois, non, quand je t’ai entendue, j’ai entendu ta voix avant de te voir, j’ai entendu sa force dingue, sa puissance et après, je t’ai vue toute petite, toute maigre, tes petits os du cou qui vibraient, ta petite poitrine.

Tu verras à mon personnage, je lui ai mis des petits os aux épaules bien pointues, bien affutés, comme des petits poignards et elle se croise les bras, elle a l’air de défier le monde, et je lui ai fait des yeux verts immenses, un lac de vert, plein d’algues, un vert de jeunes feuilles bien costaudes, mais des yeux un peu drôles, qui dominent gentiment, qui n’ont pas peur, juste un petit sourire qui éclaire !

Parce que toi, parfois, tu es bien triste, encore plus que moi ! Mais toi aussi tu es Wart, t’as ta guerre et ta musique, toi aussi tu vis pour ça, quand tu lances ton chant par-dessus les toits de Saint-Jean, ça me glace le sang, ça me donne la chair de poule, ça me donne envie de crier, ça me vrille, ça me scotche, toi aussi dans ton domaine, tu allumes les murs et tu transperces les nuages !

En t’attendant, je cherche l’emplacement de la prochaine fresque, je crois que j’ai trouvé ! C’est la cité Marhaba, elle va être détruite, tous les habitants déplacés. J’ai vu un mur tout au bout, une petite maison déjà vidée de ses habitants, toute seule, en bout de rangée, en bout de courses. Je vais dessiner leur cité, comme je la vois sous les dents des bulldozers, je comprends pas qu’on rase des cités, des tours, des usines, des grands géants qui s’effondrent en poussières. Mes parents, ils en sont à leur deuxième tour, celle d’avant, elle a disparu, rien, le Titanic, coulée, ensevelie. Je me demande pourquoi on s’acharne, on a honte de nos maisons, de nos usines, on veut les oublier, les rayer du monde, on veut pas les voir, même pas en photos, mêmes pas à plat, en noir et blanc. Moi, j’aime, plus elles sont moches, grises, immenses, plus elles ont l’air désolées, isolées, oubliées, vidées de leur sang, plus elles m’attirent.

Je ne sais pas où tu es, si tu viendras. Encore une cigarette et je partirai. Peut-être demain, tu viendras ! T’as peut-être fait de mauvaises rencontres, il faut éviter les chiens errants, j’aimerais pas qu’on t’abime.

Je t’ai mis un mignon petit débardeur rose, fuchsia, fraise tagada, et un foulard dans les cheveux, avec des nœuds. C’est pas ton style, mais ça change, ça te change, en grafant, je pensais à toi, à tes colères, comme tu brûles toi aussi. Tu croises les bras bien serrés sur ta poitrine, on dirait que tu souffles par le nez, je te vois comme une petite chèvre qui a mal mangé, à qui les autres n’ont pas laissé assez de place autour de l’abreuvoir, elles te donnent des coups de corne, tu es furieuse.

Encore un moment et je me lèverai, j’irai marcher vers le métro. J’y ai jamais vraiment cru que tu viendrais, ici, c’est le bout du monde, c’est plus la ville, c’est pas la campagne, ça n’a pas de nom, comment tu aurais fait pour me retrouver. Encore une petite bravade de ta part.

Repose-toi, arrête de marcher, trouve un coin pour dormir, dans un foyer, dans un dortoir, pose ton sac, ton petit haut-parleur, garde ton écharpe autour du cou, il fait frais. Ton écharpe, je l’ai transformée en foulard rose, tu mets que du noir, ça te fait très pâle, du rose, ça t‘éclairerait le visage.

Tu sais moi, je vois le monde en couleurs, des couleurs fortes, criardes presque, les murs blancs sales, je leurs mets des couleurs, je les brûle. A toi aussi, je t’ai mis des couleurs, petite chèvre têtue. Quand tu te réveilleras, tu ne seras plus en noir et blanc, c’est fini, c’est passé le noir et blanc, on est passé à la couleur, le vieux film est mort, le muet aussi, toi, tu fais la voix, la bande son, moi, je colorise, je mets les bleus, les cyans, les jaunes, les magenta, tu reconnaitras plus autour de toi, c’est du technicolor, grand écran, sur murs géants, fresques à volonté, son en dolby stéréo, un mélange de mangas, de western spaghettis, de films très lents à la Ozu, un vieux Ennio Morricone et ta voix balancée, puissante. On sera dans le Désert d’Arizona, dans un jardin japonais à Kyoto, au milieu des rizières, du soleil qui éclabousse, on sera tous les deux.

Maryse Vuillermet

Lire mon texte Le Choix de Witold chez Maryse Vuillermet : http://www.maryse-vuillermet.fr/

Photo : Mathieu Neuville, avec son autorisation

La galerie de Mathieu sur Flickr : www.flickr.com/photos/labodeguita/with/5582151483

Mathieu a illustré un autre texte ici : https://www.lignesdevie.com/2012/05/a-2-pates/

Les autres Vases communicants sont :

Vases communicants « Lignes de vie et arbres » avec Jean-Yves Fick

Jean-Yves m’a contacté après avoir mis en ligne le n°3 de l’un de ses projets photo intitulé « Lignes de vie ». Il voulait savoir si cela me gênait qu’il porte le même nom que ce blog. Voici comment est né ce Vases communicants « Lignes de vie et arbres ».

Mon texte Nous n’étions pas mariés est là, chez Jean-Yves. A toi, Jean-Yves :

Sept lignes de vie

de Jean-Yves Fick

Il a ouvert les yeux, la chambre est blanche et nue, il ne se souvient pas de ce qui l’a amené là, son corps est un cœur d’atonie qui rend le monde plus léger. Il tourne la tête, quelque chose qu’il ne comprend pas découpe un grand rectangle bleu ébloui, des branches nues bougent, qui tracent des lignes dans le visible en grands mouvements lents. Il est auprès d’un arbre, il repose, il revient à lui. Au bout des rameaux, il ne voit pas qu’éclosent des feuilles dans un jour neuf. Il respire.

***

Il pleure, il vient de tomber. A côté de lui, les visages d’autres enfants se penchent, s’inquiètent ou lui sourient. Son souffle est coupé par la chute. Les copains lui disent que ce n’est rien, qu’il a heurté ou une souche ou une grosse racine, peut-être la branche qui est là; il ne comprend pas trop ce qu’on lui dit, sur le chemin sablé de frais il se redresse, s’assied et regarde. Il respire plus aisément, regarde les feuillages bouger dans le vent tiède, ses mains touchent le guidon de son premier vélo « de grand », il est faussé.

Ils sortaient d’un bus, on les attendait, on leur montra tout du lieu où reposaient d’immenses billes de bois résineux frais coupé. Il entra avec les autres enfants dans la scierie, le vacarme déchirant des lames en mouvement couvrait tout de ce qu’on leur expliquait. Il ne percevait qu’une seule chose, chaque étape de la coupe libérait une autre odeur de bois. Il était déjà un « chien de lisard », mais ne le savait pas. Plus loin, plus au calme, on leur montra des lames faussées par les « bois mitraillés ». On leur offrit des éclats de laiton mordus par les scies, il ignorait qu’on l’obligerait à connaître l’odeur de la poudre, de la peur, et toute l’obscurité des ombres terrifiantes qu’il portait aussi en lui.

***

Avant de s’immobiliser dans le gel, le torrent avait recouvert de glace tout le versant où passait leur chemin. Ils étaient désorientés en un lieu familier, le brouillard épaississait, les températures chutaient, la nuit s’annonçait. Ils suivirent l’abrupt sec, noir, écharpé, d’une barre rocheuse pour quitter le mauvais pas où ils s’étaient fourvoyés. Ils cherchaient à retrouver les champs de neige qui plus haut recouvraient des alpages. Aux pins minuscules et torturés qui s’accrochaient à la roche, succédèrent des bois de hêtres. Ils arrivèrent quand la lumière quittait le versant qui leur faisait face. On y voyait des formes d’arbres couvertes par le givre, une vague semblait laisser déferler son écume dans la lumière du soir. Tout s’éteignit.

Il aimait que sa main nue touche le fil du bois vieux, sa sinuosité, sa chaleur et ses lignes lorsqu’il s’occupait à restaurer un meuble. L’odeur forte de la térébenthine – il l’employait à dissoudre de vieilles cires sèches et ternes – l’étourdissait tant, qu’il ne sentait plus les échardes lui déchirer la main droite. Les plus longues d’entre elles s’enfonçaient profondément dans les chairs qu’elles déchiquetaient. Il ne songeait qu’au parfum de la cire chaude, si proche du miel, qui ferait luire le bois doucement, près des lampes où il aimait à venir travailler, tard le soir venu ou très tôt dans les aubes sans sommeil.

***

Il conduisait toujours un peu trop vite lorsqu’il doublait les longues files de camions sur l’autoroute. Il venait d’accélérer, savait qu’il lui faudrait se rabattre bientôt, les chauffeurs n’avaient pas cru bon laisser plus d’un mètre entre leurs masses de métal. Devant lui, il perçut, plus qu’il ne vit, la chute d’un madrier qui rebondissait sur l’asphalte. Il freina, comprit qu’il ne pourrait échapper à l’impact, impossible de se dévier ou à droite ou à gauche, il commença à compter absurdement. Lorsque sa voix prononça le chiffre sept, un choc sourd, puis un second tout proche secouèrent l’habitacle. Le disque qu’il écoutait sauta, les voix reprirent une cantate de Bach, elles disaient « Aus der Tiefe ». Il poursuivit, passa devant un noyer immense qui poussait là, presque en plein champ.

Dehors une nuit glaciale. Alors qu’il rentre, il passe auprès de la colonne torse que font certains platanes au long du chemin, dans chacun de ses jours. Il a songé à d’autres arbres en d’autres lieux. Il en avait vu quelques-uns, dont la présence l’accompagnerait toujours, au gré de ses errances. Deux d’entre eux étaient flottés sur un rebord d’Océan, vingt années les séparaient. Quand il était au plus fort de l’éloignement, il venait tout auprès d’eux. Deux marques vives sur deux rivages où vivre l’avait mené. Sa main a allumé des lampes, au passage, elle a effleuré une table en noyer plusieurs fois centenaire. Elle est bien trop basse pour qu’il s’y puisse tenir et écrire. Il regarde la flamme d’une chandelle, elle fait danser les ombres et les ors d’un arbre de vie.

Ce soir il se demande ce qui reste du visible quand on ferme les yeux.

Jean-Yves Fick

Mon texte est chez Jean-Yves Fick : http://jeanyvesfick.wordpress.com/2011/01/06/2582/

Les vases communicants de janvier :

Vases communicants avec Brigitte Célérier

Suis fier ce mois d’échanger avec la relieuse des vases communicants sur nos blogs http://brigetoun.blogspot.com et https://www.lignesdevie.com/

Un texte

de Brigitte Célérier

Dans le café sur la place, il y avait une jeune femme.

Elle était entrée, avait dit bonjour, n’avait pas eu de réponse – le cafetier était en discussion avec ses habitués – elle s’était assise à une table, près d’une fenêtre, un peu en retrait, sur la gauche. De là elle voyait l’esplanade, le parking devant l’église, un bout du marché.

Dans le café sur la place, la jeune femme regardait, ses mains relevaient le col de son manteau sur son cou, elle avait un blanc visage immobile.

L’esplanade devant l’église brillait d’un soleil froid. Le parking était plein, de voitures et de leurs occupants, qui restaient là, en petits groupes, qui semblaient attendre, et, près des marches du porche, une femme et deux jeunes-filles, un garçon, serrés, comme pour tenir les uns par les autres – de temps en temps les nouveaux arrivés venaient à eux, les embrassaient, et le garçon parlait.

Dans le café sur la place, la jeune femme avait commandé un chocolat, elle tenait la tasse dans ses mains, elle regardait.

Elle regardait une des jeunes filles, une petite brune, ratatinée dans son imperméable violet sombre. Elle tendait le visage, pour essayer de la mieux voir. Et puis, comme le silence s’était fait dans le café, elle s’est retournée, a vu leurs yeux sur elle, ou la fenêtre, et s’est redressée. Elle a ouvert son sac. Elle a sorti une lettre. Elle lisait, relisait sans doute. Il lui parlait de la petite brune, sa seconde fille, celle qu’il appelait son amie, il écrivait « tu verras, je suis certain que, toutes les deux, vous… ».

Il y a eu du mouvement sur la place. Elle a levé la tête, en pliant la lettre.

Dans le café sur la place, la jeune femme regardait. Elle a levé la tasse devant son visage, a bu, s’est étranglée un peu. Elle l’a reposée, a baissé les yeux sur ses mains, a joué avec une bague, l’a enlevée, rangée dans son sac, dans la poche à fermeture éclair.

Un fourgon est arrivé. Avec une ébauche de garde-à-vous, les gens se sont un peu écartés, figés. Et des hommes en noir ont sorti un cercueil, l’ont porté dans l’église. La femme a suivi, avec les jeunes filles et le garçon, et puis tous les autres.

Dans le café sur la place la jeune femme regardait ses mains, la table. Elle a murmuré « quelle idiote ! »

Les hommes en noir ont déchargé des couronnes, des bouquets. Il y en avait beaucoup. Cela a fait un petit va et vient entre le fourgon et l’église.

Dans le café sur la place, les conversations ont repris, le patron et l’un des vieux ont dit le nom de l’homme qui était dans le cercueil, et puis un peu de bien – il était connu, c’était un notable –, il y a eu une ou deux phrases discordantes ou ironiques, ils ont changé de sujet. La jeune femme regardait les réclames sur le mur, près de la porte. Elle leur tournait le dos. Elle avait les mains entrelacées, jointures blanches, sur ses genoux.

Le chauffeur, et les porteurs, sont sortis de l’église, ils attendaient, battaient la semelle, certains fumaient.

Vases communicants avec Brigitte CélérierDans le café, la jeune femme a pris un paquet dans son sac, un briquet, s’est souvenue que non, plus maintenant, s’est levée. Sur le trottoir – la rue entre elle, les voitures, le fourgon et puis, plus loin, le marché où les commerçants commençaient à ranger leurs étals – elle a sorti un cigarillo, l’a allumé, visage dans le vide. Elle a frissonné. Une nausée : chocolat, froid, tabac, autre chose. Elle est rentrée, raide, a cherché des yeux l’écriteau, est partie, titubant un peu, vers les toilettes. Elle s’est offert une destruction désespérée, véhémente, un anéantissement bref et total, le vide.

Sur la place un homme est sorti de l’église, portant un bébé qui criait. Puis une femme, la mère peut-être, et deux ou trois garçons qui se sont immédiatement mis à fumer. Ils parlaient. Ils attendaient.

Dans la salle le patron a vu la jeune femme revenir, pas ferme, bouche rouge, visage creux. Il lui a demandé si ça allait. Elle a eu un recul, puis un sourire, a répondu « oui, merci », a demandé confirmation de l’horaire du prochain car pour la ville, et puis ce qu’elle devait, a payé, a dit « merci, au revoir », et ils l’ont saluée par un bourdonnement bienveillant.

Sur la place, le fourgon, lentement, attaquait la petite côte vers le cimetière et les gens s’ébranlaient, le petit groupe toujours bien serré en tête, les autres dans le désordre des conversations. La jeune femme, sans regarder, est descendue vers l’abri, au bord de la route.

Brigitte Célérier

Mon texte est chez Brigitte Célérier : http://brigetoun.blogspot.com

Les vases communicants de décembre :

  1. Daniel Bourrion http://www.face-terres.fr/ et Urbain trop urbain http://www.urbain-trop-urbain.fr/
  2. François Bon http://www.tierslivre.net et Michel Volkovitch http://www.volkovitch.com/
  3. Christine Jeanney et Kouki Rossi http://koukistories.blogspot.com/ http://tentatives.eklablog.fr/ce-qu-ils-disent-c138976
  4. Anthony Poiraudeau http://futilesetgraves.blogspot.com/ et Clara Lamireau http://runningnewb.wordpress.com/
  5. Samuel Dixneuf-Mocozet http://samdixneuf.wordpress.com/ et Jérémie Szpirzglas http://www.inacheve.net/
  6. Pierre Ménard http://www.liminaire.fr/ et Christophe Grossi http://kwakizbak.over-blog.com/
  7. Michel Brosseau http://www.àchatperché.net et Jean Prod’hom http://www.lesmarges.net/
  8. Lambert Savigneux http://aloredelam.com/ et Silence http://flaneriequotidienne.wordpress.com
  9. Olivier Guéry http://soubresauts.net/drupal/ et Joachim Séné http://joachimsene.fr/txt/
  10. Maryse Hache http://semenoir.typepad.fr/ et Cécile Portier http://petiteracine.over-blog.com/
  11. Anita Navarrete Berbel http://sauvageana.blogspot.com/ et Landry Jutier http://landryjutier.wordpress.com/
  12. Anne Savelli http://www.fenetresopenspace.blogspot.com/ et Piero Cohen-Hadria http://www.pendantleweekend.net/
  13. Feuilly http://feuilly.hautetfort.com/ et Bertrand Redonnet http://lexildesmots.hautetfort.com
  14. Arnaud Maïsetti http://www.arnaudmaisetti.net/spip et KMS http://kmskma.free.fr/
  15. Starsky http://www.starsky.fr/ et Random Songs http://randomsongs.org/
  16. Laure Morali http://lauremorali.blogspot.com/ et Michèle Dujardin http://abadon.fr/
  17. Florence Trocmé http://poezibao.typepad.com/ / et Laurent Margantin http://www.oeuvresouvertes.net/
  18. Isabelle Buterlin http://yzabel2046.blogspot.com/ et Jean Yves Fick http://jeanyvesfick.wordpress.com/
  19. Barbara Albeck http://barbara-albeck.over-blog.com/ et Jean http://souriredureste.blogspot.com/
  20. Kathie Durand http://www.minetteaferraille.net/ et Nolwenn Euzen http://nolwenn.euzen.over-blog.com/
  21. Juliette Mezenc http://www.motmaquis.net/ et Loran Bart http://noteseparses.wordpress.com/
  22. Shot by both sides http://www.shotbybothsides.org/ et Playlist Society http://www.playlistsociety.fr/
  23. Gilles Bertin https://www.lignesdevie.com/ et Brigitte Célérier http://brigetoun.blogspot.com