Les chênes de Larroque Saint-Georges, Brèves n°107

Brèves n°107Brèves publie une deuxième de mes nouvelles, Les chênes de Larroque Saint-Georges, dans son n°107 paru fin 2015. La première était Quelque chose est mort dans son n°95 en 2010.

Vous pouvez trouver Brèves dans les librairies ayant un rayon de revues ou la commander en ligne en suivant ce lien.

Si vous aimez ou désirez découvrir la nouvelle contemporaine, Brèves est l’une des revues à lire.

Voici un extrait de Les chênes de Larroque Saint-Georges, presqu’au début :

C’est la première fois depuis que nous habitons ici, voici des années, que je me retrouve dans le parc avant le lever du jour. Je m’arrête à nouveau : je ressens la présence des chênes, comme s’ils étendaient leur feuillage à mes poumons. Le père d’Élisabeth les a plantés quand il a acquis ce domaine, avant la naissance de sa fille, il avait déjà réussi dans la vie. Vingt chênes de chaque côté de l’allée qui remonte au château, c’est comme ça que les gens du coin l’appellent – une grosse maison bourgeoise, en fait. Laissez quarante ans à des chênes et, chaque automne, vous obtenez ça : des bus stationnés sur le bas-côté, des ribambelles de vieux mitraillant les feuillages et la voûte des arbres, des couples de quinquagénaires buvant du vin dans leurs décapotables et des motards déambulant en combinaisons de cuir, casques au coude. Des scènes de films sont tournées là, Élisabeth loue ses chênes deux mille euros la journée. Larroque Saint Georges est son orgueil. Elle s’est endettée pour racheter leurs parts à son frère et à sa sœur. Moi, j’en ai l’usufruit. Un coup de sabre me déchire la poitrine. Élisabeth ! Que vas-tu penser de moi ?


Les chênes de Larroque Saint-Georges, Gilles Bertin, nouvelle — dans BRÈVES n°107, revue littéraire semestrielle, ISSN 0248 46 25 – EAN 978-2-91680-629-7, 160 p. 18 €

 

Confusions

— 1 —

17A-18A-En-cité, Lyon, mars 2015 — Sténopé Gilles Bertin

Vous avez rendez-vous. Il ne te reconnaît pas te rends-tu compte alors que tu avances vers lui, avec un sourire engageant.
— Bonjour, lui dis-tu, espérant que ta voix lui rappellera qui tu es.
— Bonjour Monsieur, te répond-il et il se met à te parler, mais comme à quelqu’un d’autre, quelqu’un avec qui visiblement il te confond.
Tu attends qu’il se rende compte de sa confusion par lui-même. D’ailleurs, tu n’as pas envie de te le mettre à dos. Et il tchatche et il tchatche, et tout en te parlant jette des regards là-bas, tu comprends qu’il guette ton arrivée, alors que tu es ici, devant lui.
In petto, tout doucettement, tu ris de la situation. Un peu jaune, tout de même… Tu te mets dans sa tête, à sa place, et un instant tu vois avec ses yeux la situation à l’envers, de son point de vue. Comment peut-il donc ne pas te reconnaître ?… Quand tu vas lui révéler qui tu es, c’est lui qui va être gêné !

— 2 —

La vendeuse est très différente de la fille de ta boulangerie habituelle, elle a de grands yeux bruns. Au moment de commander, tu ne sais que lui dire. Tu finis par trouver dans une étagère vide au fond de ton cerveau : tu veux un pain au raisin, oui… ou ce chausson. Première fois que tu passes par cette rue. Les portes cochères sont ouvertes sur des cours bosselées ; des vélos accoudés aux murs ; quelques bacs avec des arbustes penchés ; un homme téléphone, épaule contre le chambranle d’un porche ; une femme sort dans la rue portant une cage pour chat avec, glissé au fond contre la grille de la porte, un lapin les oreilles couchées ; tu devines les capuches vertes et jaunes des poubelles de tri à travers le feuillage d’une glycine couvrant une pergola au centre d’une cour, comme à Berlin ou à Bruxelles. Depuis des années, tu arrivais par une autre rue, tu traversais le marché, l’âme de ce quartier, odeurs de menthe, de mimosa, de fraises, de volaille grillée, à travers les diables chargés de caisses de carottes, de choux-fleurs, de salades. Ce matin, tu as fait autrement. Tu as pris cette longue rue en retrait du marché. Tout y est différent comme si tout, à nouveau, était possible.

— 3 —

Tu frappes. Personne n’ouvre. Tu frappes à nouveau. Tu insistes ! La porte reste close. Pas de voix derrière qui te dise d’entrer. Tu appuies sur la poignée. Pousses. La serrure résiste.
Panique, ton cœur cogne trois ou quatre coups brutaux. Durant quelques secondes, tu ne sais plus où tu es.
Que se passe-t-il donc ?
Tu comprends : c’est ta porte ! Tu viens de toquer à la porte de ton propre bureau !
Personne ne te répond… Évidemment puisque tu n’es pas dans ton bureau mais dehors, dans le couloir. Cela n’aurait pas de sens de se dire à soi-même « Entrez » alors qu’on est dehors.
Puis tu te souviens de tes clefs. Elles sont dans ta poche. Tu avais mis la serrure en sortant. Quand tu te rassieds dans ton fauteuil, tout redevient normal. Tu reprends ton travail, à nouveau concentré sur ta tâche, comme tu sais le faire.

Gilles BERTIN

Ce texte a été initialement publié en août 2012 chez Christine Leininger, sur son site Les embrassés, dans les Vases communicants.

Photo : sténopé GB, mars 2015

Les guêpes

Les guêpes allaient et venaient sur la tarte, indifférentes à ce qui se passait autour d’elles. Il s’agissait d’une longue tarte rectangulaire dans l’un des présentoirs vitrés du comptoir de la boulangerie. Les guêpes déambulaient sur la gélatine translucide qui nappait les tranches de pomme, paissant ce champ sucré. La boulangère s’en fichait, elle tranchait un pain de seigle. Elle l’enveloppa dans un sac de plastique et rendit la monnaie à la cliente devant moi.

Je payai à mon tour et sortis avec mon pain en jetant un dernier coup d’œil au manège des insectes dans le présentoir.

Une fois dehors, les guêpes continuèrent dans mon esprit à aller et venir sur leurs tranches de pommes, installées sur cette tarte comme chez elles, n’éprouvant aucune gêne. Étant en quelque sorte des guêpes domestiques. Emplissant un rôle précis. C’était pour cela que la boulangère les tolérait. Il se pouvait même qu’elle encourage leur manège. Les guêpes défendaient sa boutique. Plus efficaces qu’une sirène d’alarme, elles dissuadaient quiconque de s’emparer de sa caisse.

En un sens, ces guêpes sur cette tarte étaient un gage de qualité, de pâtisserie non frelatée, d’absence d’insecticide. Elles disaient aux clients que cette boulangère avait assez confiance en elle pour laisser faire ce genre de choses. Qu’elle était une boulangère sereine.

Ce dimanche quinze août 1999, c’était merveille de voir ces sept huit guêpes se promener dans une boulangerie-pâtisserie de Chateaulin (Bretagne) sur une tarte, ultimes témoins de siècles d’étals de viandes et de fromages et de desserts dévorés par guêpes et mouches. Cette tarte était le dernier carré d’un territoire qui disparaissait.

J’eus envie de retourner dans la boulangerie m’approprier cette portion de tarte. De braver ces guêpes et de mordre dans cette pâtisserie au goût de fruit et d’insectes. Mais le fracas du rideau métallique dévala sur moi.

C’était fini, 2000 arrivait.

Gilles Bertin

Ce texte a été publié initialement par Marianne Jaeglé sur son site, dans le cadre des Vases communicants.

Zone centrale dans Dissonances

Zone Centrale dans Revue Dissonances n°24

Zone centrale

Ce bleu fascinait Pierre, au début. Le bleu Tcherenkov. Les mots lui manquaient alors pour en parler. Ma main est froide sur la commande du pont roulant. Il avance à une allure d’escargot, encore une quinzaine de mètres. Pierre est mort cette nuit. Ils ont emporté son corps dans une civière étanche et je suis restée seule, avec son âme et la mienne. Tous deux, nous avons remonté la berge du fleuve dans la nuit blanchissante. Des oiseaux chantaient dans les ramures et d’autres, des oiseaux d’eau à grandes ailes, traversaient le ciel. Je ne reconnaissais rien, je savais tout. La petite chapelle où nous nous arrêtions à vélo. Les trouées sur l’autre rive. Les coudes élimés du chemin, ses fondrières ocre. Puis, soudain, après un bosquet de coudriers, les rangées de barbelés. De l’autre côté, la route de ceinture intérieure et les patrouilles. Puis au loin, mais semblant proches, les coquetiers des quatre tours de refroidissement. Leur lente fumée allégorique d’un temps paisible.

Suite de ma nouvelle Zone centrale dans le numéro Été 2013 de la Revue Dissonances en compagnie de 19 autres textes courts ou longs illustrés par Charlotte Mollet. Thème commun : le mal.

On trouve Dissonances en librairies, une dizaine à Paris, Point d’Encrages à Lyon, Aux Mots Bleus à Bordeaux et dans pas mal d’autres endroits sauf à Toulouse où j’ai pourtant beaucoup d’amis. Pour eux et les autres, on peut s’abonner, commander des numéros sur le site de la revue ou la contacter par Facebook.

Revue Dissonances n°24, Été 2013, 4 ou 5 euros

Maman courait en tête

Tout était prêt quand je rentrais
une assiette avec une entrée ou sur la gazinière une casserole de soupe
toute petite la casserole avec son couvercle brillant
j’allumais dessous il y avait aussi un bol sur la table
quand je versais le contenu de la casserole dedans
la soupe arrivait pile au bord
ni plus bas ni en excès
elle était comme ça maman
exacte

Il y avait trois tranches de pain enveloppées dans la serviette
pour qu’elles soient fraîches
une pomme ou un autre fruit des noix une banane
une portion de fromage blanc à ma mesure
et un plat de résistance dans le poêlon prêt lui aussi sur la gazinière
chaque récipient avait la dimension ad hoc
la casserole de soupe le bol le poêlon et pour la pomme une soucoupe
elle était comme ça maman
exacte

J’étais le dernier d’une fratrie
je prenais cette exactitude pour de l’attention
maman m’aime pensais-je
j’ai dépassé l’âge qu’elle avait
j’ai essayé différentes vies
ces derniers temps j’ai changé d’avis
ce n’était ni amour ni exactitude
maman courait en tête
pour que je sois rassuré me dis-je
et être rassurée de savoir où j’allais comme ça

A-t-elle été heureuse
la course nécessite un perpétuel déséquilibre
Je vis avec une autre femme
tout est prêt quand je rentre
je croyais mon enfance si loin
elle voulait être comme ça maman
devant

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