Le jardin qui n’en finit pas

Le jardin fut longtemps ce lieu mi-secret mi-public à l’entrée encaissée, entre pivoines et coudriers, à la barrière de bois étroite et bancale, où sa mère travaillait, vaste chapeau de paille sur la nuque, cueillant penchée de longs haricots verts, les jetant dans un panier d’osier invisible entre les lignes des planches aux carrés comme les étals d’un marché, ici les monticules bruissants des asperges, là déversés en vrac les jetons de loto des radis, des carottes et des laitues veinées d’ocre, sur la corde à linge les voiles battants des draps, flattant au passage bras et visage, leur odeur de femme brune disputant à celle de la terre bêchée le privilège de tracer les frontières internes du jardin et, tapie dans la haie, une ruche au bruit de source que le grand-père récoltait un sac à jambon sur la tête, déposant les gaufrettes brisées des rayons d’or dans des saladiers, à l’abri des pans de cathédrale des haricots ramants violets, leurs gousses pendant comme des chenilles à leurs fils et, à mi-chemin entre l’entrée et le fond du jardin, les planches de tomates, pieds paillés depuis juin, feuilles vert sombre, leur odeur musquée lorsqu’on séparait le fruit de la tige, odeur qui demeurait sur les doigts, cette odeur des tomates, la plus verte des celles de ce jardin où vient en son fond un lilas mauve avec quelques arbres fruitiers, jetant leurs années de luxuriance un ou deux paniers de mirabelles perlées de jus dans les feuilles des orties, et, avant d’arriver au bout de ce jardin avec les plants de betteraves rouges, de pommes de terre et d’endives, il y avait, qui étendaient chaque année sur des territoires plus vastes leur conquérante emprise de marcottage, les fraisiers aux fruits grignotés par la racaille des rampants ou maraudés par des doigts impatients, et leur odeur d’avant sucre quand, accroupis devant le frigidaire, ils étaient dévorés dans la vaisselle de l’enfance, tapissant le palais d’une histoire aussi riche de sensations que celle de ce vieil homme venu d’Afrique travailler en France, sortant chaque matin de son immeuble, chemise blanche, veste et cravate, allant dans les rues ses souvenirs à la main, le goût acide et sucré des fraises dictant au clavier de l’ordinateur la grande histoire du jardin, les draps battant dans les heures, les vols de martinets des abeilles, les haies le soustrayant au monde, rectangle de terre tout entier inclus dans la bouche et le nez, et de l’autre côté de la palissade, la vie attendant de s’éloigner de ce quadrilatère à la géographie minutieuse, emporter ce poids des tomates dans les paumes, leur senteur têtue mêlée au parfum grenu des fraises, emporter l’image du mouvement de cette femme cueillant les repas dans les rangs verts, emporter le don des pétales des pivoines à ce jardin qui n’en finit pas.

Gilles Bertin, 2006

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