Lune captive dans un oeil mort, Pascal Garnier

19 août 2014 : je republie ce billet de 2010 pour le seul plaisir de la jouissance éprouvée à lire Pascal Garnier.

Toute sa vie elle avait fait où on lui avait dit de faire […] parce qu’elle pensait sincèrement que si l’on prenait la SNCF comme exemple pour organiser son existence, on pouvait faire son chemin, au travail comme à la maison.

Lune captive dans un oeil mort, Pascal GarnierC’est Odette qui pense, mais ça pourrait être son mari Martial, ou Maxime et Marlène. Deux couples qui ont investis dans  une résidence sécurisée, Les Conviviales, en Provence, à l’écart de tout village. Portail, gardien, piscine, vidéo-surveillance… Le rêve du retraité aisé début vingtième-et-unième siècle ? Manque de chance, ça se met en travers… comme le climat. Pourquoi ? Faut pas le dire sous peine de gâcher l’infini plaisir procuré par ce roman à la vivacité de gardon. Le genre dont on étire la lecture pour la savourer, la goûter, la garder en bouche.

Dans ce livre « petit mais costaud » écrit bien avant la chasse aux Roms, ceux-ci jouent un rôle non négligeable, à leur corps défendant, épouvantant les habitants de la résidence, dans des passages jubilatoires.

Ils faisaient chier ces gitans !… Mais qu’est-ce qu’ils étaient beaux, les hommes, les enfants, les femmes…Ils n’étaient ni crasseux, ni dépenaillés. […] Ils semblaient chez eux sous le soleil.

Pascal Garnier, parti en juillet 2010, avait un humour noir extraordinaire. Le sens rare de la comparaison qui ne tombe ni à côté du potage, ni dans la mollesse de l’édredon. Un sacré abattage.

Le végétal, j’aime, c’est fiable, ça cause pas, ça gesticule pas, ça prend son temps, ça se développe en loucedé sous la terre, et quand c’est bien enraciné dans l’enfer, ça ressort et ça étouffe tout, comme un anaconda, un python, un seul gros muscle autour de la planète et couic !… On n’en parle plus. Evidemment que ça allait foirer leur truc de mettre des vieux ensemble, mais ça aurait été pareil avec des jeunes.

Brèves n°93
Brèves n°93

Isolés dans cette résidence, à distance du présent et de leur passé, leur vie leur revient dans la gueule. Leurs rêves de départ et ce qu’ils n’en ont pas fait. Leur aisance matérielle a un goût très amer et, dans ce huis-clos aseptisé comme un comprimé de Lexomil, ils vont se foutre les uns sur les autres. Et, en dépit de leur cruauté imbécile, le lecteur en rit. Car Pascal Garnier a à la fois le talent des personnages et des situations. Ainsi que l’art du rebondissement. Le dernier numéro de Brèves, qui lui rend hommage, permet de découvrir son talent à travers plusieurs de ses nouvelles et des textes de personnes qui l’ont bien connu.

Lune captive dans un oeil mort est un roman noir désopilant, « garanti sans moraline », pour reprendre le titre d’un autre talent de l’humour noir, Patrick Declerck. Ses personnages, alors qu’ils sont tous des ratés, restent longtemps dans la tête. C’est qu’en plus de très bien écrire, Pascal Garnier avait un regard acéré et tendre.

Lune captive dans un oeil mort, Pascal Garnier, éd. Zulma, 157 pages, 16 euros et cinquante centimes (Zulma vient de rééditer tous ses romans sous sa belle jaquette « Z »)

Brèves n°93, éd. Du Gué, 144 pages, 12 euros (revue de nouvelles disponible dans certaines très bonnes librairies)

Mauvais jeux, Nadia Le Roux

Mauvais jeux, Nadia Le Roux
Mauvais jeux, Nadia Le Roux

Pour vous donner le désir de la poésie de Nadia Le Roux, j’ai voulu extraire des pépites de son recueil Mauvais jeux. Mais bernique nique ! Dur dur d’en prendre un ou deux vers isolés. Sa poésie résiste au tronçonnage. Les citations qui suivent sont  des flashes de stroboscope sur une piste de danse. Des éclats furieux et sensuels. Tels dans ce poème qui donne son titre au recueil :

J’ai mal au jeu tu sais
Mal à l’eau qui jaillit tout bas du bas
du ventre

Amer-indien dit plus de nos vies d’aujourd’hui que tous les bulletins d’infos radio ou télé. Premier et dernier vers :

Nos vies coulent sur des tables de fortune.
[…]
C’est seulement un changement de monde.

Dans un long et secouant poème dialogué, Mai, songe et réalité, Nadia Le Roux prend le plein temps de la rencontre avec une des Mères de la Place de mai :

Le châle blanc des mères de la place de Mai, peint sur le sol de  la place de Mai, à Buenos Aires. Image Wikipedia sous Creative Commons
Le châle blanc des mères de la place de Mai, peint sur le sol de la place de Mai, à Buenos Aires. Image Wikipedia sous Creative Commons

Je suis assise devant elle, elle sourit
et me sert un verre de vin, la soirée
est douce, nous sommes allées
visiter la ville auparavant, je suis un
peu fatiguée et elle aussi, elle m’a
montré son foulard blanc et j’ai à ce
moment là eu la nette sensation de
toucher du regard quelque chose
d’important, de trop important pour
moi peut-être.

Ce sont des hommes du même bord qu’évoque Les clowns blancs, des hommes simples, pas des hommes de la société du spectacle :

Une sueur étouffée perle sous les maquillages des animaux
Hommes nains
Les soirs sont souvent lourds d’un air puant d’urine
Brûlant de fatigue invisible.

Nadia Le Roux sait aussi l’amour. L’écrire. Comme dans ce sublime et très court J’ai qui commence par :

Ton chaos infini aux cils
Tes vapeurs et ta sueur en peau
J’ai la raison en ruines.

Nadia Le Roux a reçu de nombreux prix. C’est ainsi que je l’ai croisée au Rencontres 2010 de l’Ecritoire d’Estieugues. Moi, avec Ma Veste, lauréatisée en nouvelles et elle, distinguée par un premier prix des lycéens en poésie. Nadia Le Roux est comme sa poésie, attachante, mouvante, entièrement là, dans le moment présent. Sensible.

Où est ta peau ? Où sont tes mains ?
L’imagination se sauve et je pense à
ma soif.

Mauvais jeux, Nadia Le Roux – Contact sur son site : http://nadlrx.skyrock.com/

Quelques réflexions sur la peinture, Lucian Freud

Cinq pages ! Ce sera le plus petit livre de cette série « Petit mais costaud » ! Mais cinq pages qui dépassent le cadre de la peinture. Qui concernent aussi l’écriture de nouvelles. Bien que Lucian Freud affirme — à tort, à mon avis — que :

[…] la peinture est le seul art où les qualités intuitives de l’artiste peuvent être plus précieuses pour lui que le savoir ou l’intelligence proprement dits.

Lucian Freud a trente-quatre ans quand il écrit, en 1954, ces cinq pages pour la revue littéraire et artistique Encounter. C’est la définition de la peinture qu’il veut créer. Témoins les quatre oeuvres dessinées de sa main à la même époque et incluses dans ce livre édité par le Centre Pompidou à l’occasion de l’expo qu’il lui consacre du 10 mars au 19 juillet. Pour moi, cette définition s’applique aussi à la nouvelle :

Celui qui regarde le tableau prend connaissance d’un secret grâce à l’intensité avec laquelle il est ressenti.

Ce secret, Freud va le trouver dans l’observation assidue de son sujet. Ce n’est pas pour rien si l’expo que lui consacre le Centre Pompidou est intitulée L’Atelier. Car c’est dans son atelier et uniquement dans son atelier que Freud se consacre entièrement à son sujet, créant une peinture totalement figurative, à l’encontre de l’abstrait qui domine alors :

L’obsession pour son sujet, c’est tout ce dont le peintre a besoin pour être poussé au travail. […] Les peintres qui refusent de représenter la vie et limitent leur langage à des formes purement abstraites se privent de la possibilité de susciter autre chose qu’une émotion esthétique.

Le résultat de ces réflexions de 1954 (Lucian Freud a aujourd’hui 88 ans) est visible dans cette expo sous forme d’une cinquantaine de toiles de grands, voire de très grands formats.

Lucian Freud peint des beaux, des gros, des maigres, des moches, des tas d’ordures, des éviers dégueulasses, des plantes vertes. Surtout, il peint des nus. C’est-à-dire des chairs :

L’aura émise par une personne ou un objet leur appartiennent tout autant que leur chair.

Philippe Dagen, dans Le Monde, repris par d’autres critiques, considère Freud comme un peintre « académique de l’obscène » :

Mais non, ce n’est pas de la grande peinture. Ce n’en est que le simulacre, fondé sur l’académisation conjointe de l’obscénité et du matiérisme. (l’article est en ligne sur le blog Madinin’Art de Ph. Dagen)

Oeuvre de Jean Rustin
Oeuvre de Jean Rustin

Si cette peinture semble obscène à certains, c’est parce que la façon frontale dont elle prend ses sujets est dérangeante. Sa fixité laisse pantois, face à des êtres nus. J’ai pensé à Jean Rustin, qui lui va bien plus loin dans l’obscène en représentant des êtres enfermés dans la détresse et la folie. Ou a un de leur pendant littéraire, Hubert Selby. Pourtant, l’oeuvre de Lucian Freud n’est obscène que lorsque cela est nécessaire, commandé par le sujet. Nombreuses  sont  ses toiles  qui donnent accès à d’autres facettes plus consensuelles de l’humain. Celles représentant plusieurs personnages – couples d’amants, père/fils – ramènent au genre de la nouvelle à travers l’histoire qu’elles content indirectement. Et la force de la peinture selon Freud et celle de la nouvelle se ressemblent dans l’uppercut qu’elles donnent à leurs spectateurs/lecteurs.

Il (le roman) ne subit d’autres inconvénients et ne connaît d’autres dangers que son infinie liberté. La nouvelle, plus resserrée, plus condensée, jouit des bénéfices éternels de la contrainte : son effet est plus intense; et comme le temps consacré à la lecture d’une nouvelle est bien moindre que celui nécessaire à la digestion d’un roman, rien ne se perd de la totalité de l’effet. (Baudelaire dans L’Art romantique)

Le Centre Pompidou, l’éditeur, a fait de ces 5 pages d’interview un livre de 40 pages en y ajoutant une postface de Cécile Debray, les traductions en anglais et quatre dessins de Lucian Freud.

Quelques réflexions sur la peinture, Lucian Freud, éd. Centre Pompidou, 10 euros, 40 pages

Exposition Lucian Freud – L’atelier, Centre Pompidou – Paris, 10 mars au 19 juillet 2010 de 11h00 à 21h00

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La Remorque, Bruno Poissonnier

La Remorque, Bruno Poissonnier, éd. Métailier - Photo Luis Castaneda Inc.

Ma colère m’a abandonné.

Avant La Remorque, j’avais lu Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés de Marie Pezé (éd. Pearson) et La fin du courage de Cinthia Fleury (éd. Fayard). Deux livres constats sur une société – la nôtre – où la violence désincarnée de la guerre économique n’a pas, n’a plus, ni limite, ni – face à elle – de morale, d’utopie, de courage, de sens collectif.

Puis, au Salon du livre, sur le stand Métailié, je suis tombé sur La Remorque de Bruno Poissonnier.

Petit livre de 84 pages, 91 avec le glossaire des termes de batellerie. Il a la puissance du Vieil homme et la mer. Il a la présence de la nature, du fleuve, des livres de Maurice Genevois. L’épure masculine de l’oeuvre d’Hubert Mingarelli.

L’histoire : la crue du Rhône et, l’affrontant, un bateau. A la barre,  se relayant, Armand et Laurent, père et fils. A leurs côtés, Veline, la mère, et Paul, le deuxième fils, déficient mental mais prescient. Entre eux quatre, deux affrontements.

Premier affrontement centré sur la puissance à opposer au fleuve en crue : celui autour du moteur de la péniche, vieillissant et à la ramasse. Bataille de la virilité entre père et fils. Histoire de transmission.

Deuxième affrontement plus doux, non frontal. Celui entre deux façons d’appréhender les forces déchaînées. Façon lutte du père et de son fils aîné. Ou façon intuition et tolérance de la part de la mère et du second fils, un garçon ultra-sensible.

Huis-clos familial. Confrontation à l’impérieuse force du fleuve, le Rhône. Beauté (jamais surlignée) des berges, du ciel. Horreur du secret tapi dans les profondeurs des eaux. Histoire de quatre être unis.

En lisant La Remorque, ma colère velléitaire face aux forces (soit-disant aveugles…) en oeuvre dans la guerre économique est tombée. J’ai retrouvé ce qui animait ma famille paysanne, ce même acharnement à survivre face aux forces sourdes de la nature. Forces plus admissibles (puisque non causées par des humains) que celles qui ravagent les femmes et les hommes venant à Nanterre aux consultations « Souffrance et travail » créées par Marie Pezé.

La Remorque est un livre fort, pudique et intime comme un batelier à la barre de son bateau. Son auteur, Bruno Poissonnier, l’a été. Son récit est juste. Et humain. Ce qui le distingue.

La Remorque, Bruno Poissonnier, éd. Métailié, 5 euros, 91 pages.

Végétal, Antoine Percheron

Végétal, Antoine Percheron - éd. L'Escampette - Illustration de couverture : L'Hiver Arcimbolod, 1563
En couverture : L'Hiver Arcimboldo, 1563

Voyeurisme d’écrire sur ce livre, pas terminé, retrouvé dans les papiers d’Antoine Percheron après sa mort, racontant une métamorphose :

Un jour, j’ai changé d’odeur. Je me suis mis à sentir le végétal.

La dernière, la maladie :

Je suis tout simplement en train de pourrir, je tombe en décomposition : c’est le printemps, ou l’automne.

C’est des deux : Antoine Percheron a vingt-cinq ans et déjà il doit attaquer la fin de sa vie.

De chapitre court en chapitre court, quelques lignes, souvent moins d’une page (comment lâcher ce livre écrit avec un tel rythme ?), il, celui qui raconte, devient arbre, résiste, s’évade, est quitté par les humains, sa petite amie, cherche parmi les arbres, les chênes, combat la maladie à coup de marrons.

Parce que tous les prolongements humains que je possédais s’allongeraient certainement, mais surtout changeraient de texture ! De bras en bûches, de mains en branches, de doigts en feuilles.

Ca pousse en lui, il le sent. Il se moque de lui de crainte qu’on se moque de lui :

— Mon nom à moi, c’est l’Incroyable Hulk, tâche de pas l’oublier, j’ai lâché en allumant une de leurs clopes.

[…] je me suis enfui comme tous les méchants de cinéma, sans me retourner, les yeux hagards et

Suit un blanc dans le texte. Il y a en a de nombreux dans ce récit, et pour cause puisque Antoine Percheron est mort sans avoir jamais pu les remplir.

Récit conscient de la dernière métamorphose de l’homme, écrit par un homme si jeune. D’où cette gêne à le lire mais sans jamais pouvoir le quitter. Même neuf ans après l’avoir lu.

Végétal, Antoine Percheron, éd. L’Escampette, 2001, 38 pages, 6 euros et 10 centimes