Mourir

Ce matin, je suis allé me noyer. J’avais préparé ma tenue depuis longtemps : mon manteau d’hiver à longs pans. Il ne faisait pas froid, nous sommes aux derniers jours de l’été, mais si je voulais réussir ma noyade, lui seul pouvait m’entraîner au fond. Parce que j’ai été

CHAMPION D’EUROPE
400 mètres nage libre

Quand on a nagé tous les jours pendant vingt ans, depuis l’enfance, quand on est champion de France, d’Europe, champion olympique, on ne se noie pas aisément. Il faut du poids. D’où mon manteau.

Je n’ai pas plongé d’un des dix-sept ponts de la ville, je me serais cru à un départ de course, lorsque je jaillissais d’un plot entre deux lignes d’eau et que, respiration bloquée, je sprintais à l’autre bout de la piscine. Je suis entré dans le fleuve doucement, progressivement, pas à pas, goûtant chaque centimètre d’eau.

Pour mon départ, j’ai choisi l’île aux Moines. On y accède et on en repart par un pont à voie unique. La nuit tombée on s’y livre aux trafics de drogue et des corps. L’eau était douce. Je suis entré en elle à la pointe sud de l’île, là où les deux bras du fleuve se rejoignent. Je les ai laissés m’enserrer.

Le courant m’a emporté comme un arbre mort, mon histoire aurait pu s’achever là.

Mais je ne me suis pas enfoncé tout de suite. J’ai navigué entre les berges. Longé des résidences corollées d’antennes satellites. Des péniches transformées en habitations. Des solderies et des entrepôts. Croisé des kayakistes à l’entraînement qui ne m’ont pas prêté attention, absorbés dans leurs ahanements rythmés.

Quand il s’est mis à pleuvoir, j’ai continué entre les deux eaux du fleuve et du ciel.

Quelque chose a changé en moi alors. Comme lorsque repoussant un levier on inverse le mouvement d’une machine. Était-ce la pluie ou parce que sortant de la ville, je sortais de ma vie ?

eaux-graine

Épaules et tête encore émergées je suis passé sous de grands arbres. Des graines volantes en descendaient en vol stationnaire, je me suis souvenu de mes jeux d’enfant, lorsque je récoltais et semais ces ailes à pleines poignées. Toute aile est fragile, je le sais désormais.

A ma première leçon de natation, papa et maman étaient encore ensemble. Plus tard, quand le tribunal a décidé que mon frère, ma sœur et moi aurions nos parents en garde alternée, une fois l’un, une fois l’autre, j’étais déjà champion régional et le club fondait de grands espoirs sur moi.

Papa et maman sont au bord du grand bassin, ils me jettent des poignées de céréales pour le petit déjeuner, ils me sourient comme ils ne m’ont jamais souri. Tu as bien fait, me disent-ils d’une même voix. Nous nous enfonçons ensemble, ils continuent de m’encourager, de m’affirmer que j’ai fait le bon choix.

– Je m’appelle José, me dit un homme.

La laine rêche d’une couverture me dévore le dos. Je suis nu dessous, je me gratte comme une bête. Les braises du feu crépitent et balancent des bordées d’étincelles dans la nuit. Mon manteau pend sur une perche posée en travers de deux arbres. Deux hommes me regardent.

– Et moi François, dit l’autre.

– Comment tu vas ? me demande José.

François se soulève sur ses talons et me tend une bouteille de vin.

J’avale une goulée. Quelque part une bagnole klaxonne, la plante de mes pieds nus capte la brutalité du feu.

– Je suis où ? je leur demande.

De la pointe de son couteau, José pique une pomme de terre dans les braises.

Le son de sa voix s’ajoute au feu, à l’eau, à la nuit.

Je songe à mes médailles restées dans le tiroir du haut de mon bureau, elles avaient la couleur mordorée de ce feu.

José me tend la patate brûlante, de ma vie je n’ai tenu quelque chose d’aussi sec.

Publié par

Gilles Bertin

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8 réflexions au sujet de « Mourir »

  1. Belle idée Gilles, cet homme champion de natation qui prétend se noyer. Phrase d’attaque percutante, chute inattendue et jeu de mot à la clef. On en reprend.

  2. La suite nom de Zeus ! (enfin s’il n’y en a pas je voudrais lire un autre de vos textes rapidement, parce que celui-là, je l’adore, alors si les suivants sont du même tonneau, ça m’intéresse.)

  3. AHAHAHAH : Anna, tu as réussi à le placer ton « Nom de Zeus » ! SI tu en as d’autres, laisse-les ici, on ne sait pas où est Gibi. A Lyon, ou en Bourgogne, peut-être :0) (private joke !)

  4. @Frédérique : Le Gibi à poil dur vit sur l’axe Lyon-Bourgogne-Paris et s’aventure parfois du côté de Toulouse pour former des littéraires à l’informatique (Private Joke n°2) qui, en retour, pourchassent ses répétitions, ses allitérations et ses chosifications (PJ n°3).
    @Anna : Merci pour vos demandes de suite, elles s’ajoutent (et confortent) au plaisir retrouvé d’écrire.

  5. Sortir de l’eau comme du ventre de sa mère et se demander où on a bien pu tomber après s’être noyé, quelle re-naissance.
    Ça me fait penser au vieux feuilleton : « Le prisonnier ».
    L’essentiel n’est-il pas de ne pas se noyer dans un verre d’eau ?

  6. Oui, Cat, c’est exactement ça l’essentiel et je n’y avais même pas pensé !
    Donc, mesurer le volume du récipient avant de se noyer ?

  7. Gibi, tu abuses. Je suis trés cool et pas le moins du monde exigeante. Je ne sais pas d’où vient cette légende… Ces gens du nord, parfois on dirait des marseillais. Et au fait, la bise à Gérard (private joke n°4)

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