La mort en grippe

Chacun on est libre de faire ce qu’on veut ou de pas refuser quand on peut pas faire autrement alors quand vers dix-huit heures Sabrina de l’agence m’a smsé « job paris-est tout de suite » j’ai tapé OK et j’ai foncé, en chemin re-sms pour demander l’adresse à Sabrina, c’était pas l’est non, les nanas ont des notions sommaires de la géographie, le nord le sud la Seine les gros monuments les petits tout ça c’est rangé dans ma tête, à Châtelet j’ai corrigé ma trajectoire, j’ai sauté du A dans le B, l’adresse elle était dans le dix-huitième, Luc en fait il m’attendait, il m’a dit Tu es le seul qui soit venu, il était le cul sur un plot devant un fourgon gris avec des rideaux aux fenêtres, les rideaux je lui ai pas demandé ce qu’il y avait derrière, Luc il était déjà dans le camion, on est parti,

Photo Lignesdevie.com

j’avais jamais parti dans un engin pareil, on est monté des rues derrière Montmartre, Luc il touchait le plafond, maigre comme les phalènes que Maximilien élève cette année en CM2, si maigre que son torse et que ses bras raides sur le volant ils ressemblaient à un pied d’appareil photo, sa tête en haut tournait dans tous les sens, comme s’il avait pas serré la vis de blocage, avec des vibrations, des secousses par séries de trois ou quatre, je l’ai su plus tard quand il m’en a offert avec une bière, Luc il tourne à la Brodapraxine et la Broda ça pardonne pas avec la bière, les packs il en avait une boîte remplie derrière, au retour quand toutes les boîtes étaient pleines les packs il les transférait derrière son siège, ça faisait un bruit de lave-vaisselle qu’on ouvre parce que Luc il remet les canettes vides dans les cartons, il les jette pas sur la voie qu’est pourtant publique, oui il est écolo, c’est ce qu’il dit, comme vous et moi, on l’est tous, on a roulé on a roulé on a roulé, plusieurs fois j’ai cru qu’on était arrivé, mais ça a fini par arriver, Luc il a arrêté le camion et il m’a dit Sors-en une, moi j’ai pas compris, Une quoi ?, il a dit On t’a pas dit ? moi je lui ai dit Quoi ?, On t’a pas dit alors, c’est pour ça que t’es là, je me disais aussi………. là je mets des points de suspension aussi longs que son soupir, quand il a eu fini il a mis une main dans sa poche et il a sorti un billet, il me l’a donné, vingt euros, Reste aujourd’hui au moins il m’a dit, j’ai ouvert le cul du fourgon, il y avait une douzaine de boîtes, ça ressemblait à l’extrémité d’un paquet de spaghettis, de gros spaghettis blonds, en chêne clair, mais c’était pas du chêne, trop cher le chêne, stocks vides, j’en ai tiré un, Luc a récupéré l’autre bout, un jeune black fumait à une fenêtre, torse nu, on était en novembre, il avait pas froid, j’ai pensé à mon pauvre père, emporté d’un seul coup, un jour debout et le lendemain mort, fluxion de poitrine, sorti dehors sans rien, quel con, après un gros repas, le froid dehors, clac, moi je me concentrais sur les détails de la poignée en métal, la moulure canelée sur le pourtour du couvercle, les trous dedans pour les vis, j’avais jamais porté de cercueil, dans l’ascenseur il a fallu le mettre debout, entre nous, la tête de Luc dépassait au-dessus, il aurait pas tenu dedans, ou alors il aurait fallu le plier comme une facture dans une enveloppe, quand on a débouché au cinquième ça sentait le crésyl dans le couloir, dans la chambre on a soulevé le corps, moi par les pieds, Luc sous les aisselles, c’était une vieille femme, la tête avec la peau fripée comme une veste en lin le soir, Luc a bloqué les vis à la visseuse, pendant l’opération je savais pas quoi faire, j’étais gêné, je me suis retiré dans un coin, les gens attendaient leurs mains gantées de blanc croisées devant eux que Luc ait fini, ils lui ont donné un billet, pas à moi, sans doute parce qu’il portait la cravate, pour lui c’était une opération blanche, j’ai compris son manège, le billet qu’il m’avait donné, il avait anticipé, il savait qu’il jouait gagnant, dans le camion il a sorti deux bières, il en a mis une autre dans sa poche, il a fait sauter les capsules avec le bout de la clef de contact, on est reparti, il gardait sa bière un moment dans sa bouche, les joues gonflées il la faisait aller et venir comme un sommelier, il se rinçait les dents avec, et il la recrachait pas, non, au contraire, il a remis ça, en roulant il a ouvert celle qu’il avait mise de côté, à chaque cercueil deux bières un billet pour lui et une bière pour moi, dans une seule maison on nous a imposé de nous laver les mains avant d’entrer, on avait pourtant les gants et le masque, pratique ce masque, les gens sentaient pas notre odeur de bière, et puis les gens voyaient pas non plus mes haut-le-coeur, je suis un sensible moi, ils le savent à l’agence, je peux pas prendre n’importe quel taf, faut que ça me corresponde, le lendemain je lui ai dit à Sabrina C’est fini ce taf et tu me refais pas la coup, elle m’a dit T’as pas le choix y’a plus que ça, je lui ai dit Non je m’en lave les mains, j’avais réfléchi moi, avec tous ces morts du boulot y’allait en avoir à la pelle, dans le lot y’avait des jeunes fringuants, des forces de l’âge, du cdi, du cdd, du précaire, même de l’intermittent comme moi, c’était le grand nettoyage, le vide, le trou noir, j’avais qu’à attendre que les deux courbes se croisent, l’épidémie et le chômage, le type que j’allais remplacer couvait déjà le virus, j’avais qu’à attendre, mais pas aux côtés de Luc, non ça les morts je peux pas moi, pas leurs chevilles froides dans mes mains.

Publié par

Gilles Bertin

Voir page A propos

9 réflexions au sujet de « La mort en grippe »

  1. Oh, Gibi !!!!! Il y avait un moment que tu ne m’avais pas donné un truc comme ça à lire. Je te reconnais dans ce texte, et ça me fait plaisir de te sentir si vivant.

  2. J’en profite pour signaler les livres de Christophe Dejours qui travaille sur la question de la souffrance au travail depuis longtemps. Son livre Souffrance en France avait beaucoup fait parler il y a quelques années. Depuis, l’actu lui a hélas donné raison. Et coïncidence, il vient de publier avec Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?.
    http://www2.cnrs.fr/presse/journal/2198.htm

  3. Osez ! Brassez mon ego mais attendons pour la dernière bière 😉
    Et à propos de bière, place au grandissimo Jacques :

  4. Arrivé par hasard ici… choc! yeux humides… Charlie Winston dans les oreilles – pas mal l’association, je ne sais pas si tu apprécies ?

    Réfléchir
    y revenir ? mmmm… Sûr

  5. @Al1 : oui, je viens de visionner/écouter 2 vidéos de Charlie Winston et en plus la vidéo est en phase avec la musique, merci pour la découverte

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.