Ma veste

Première partie de deux : la suite et fin est ici.

Une veste à vingt euros ! J’ai le coup de foudre. Me vois déjà dedans. Tends mon unique billet à la vendeuse. L’endosse, me va sacrément bien, juste ma taille. Une fille qui passe me sourit intensément. Menuette comme je les aime, gambettes fluos dans l’étui de sa jupette. Cette veste me porte déjà bonheur ! Vaut mieux vu que je viens de flamber d’un seul coup ma paye de la veille. Je fais le Père Noël pour les Nouvelles Gales : piétiner avec du coton au menton, les boules dessous, les pieds gelés dans des pompes aux semelles qui se tirent. C’est ma manière à moi de lutter contre le chômage, de contribuer à la chute des statistiques fatales, de travailler plus que pas du tout.

Je poursuis ma Sainte Vierge polychrome parmi les étals du marché Saint-Bru, entre les demi-bobos qui s’encanaillent à la recherche d’une bonne affaire. Elle se retourne, mine de rien. T’inquiète poulette ! je suis bien là. Rue Nicolas Chorier, je hèle un nuage de guimauve en maraude : Suivez-moi cette femme indiscrètement.

– Accepteriez-vous que je vous offre un rêve ? lui dis-je, alors qu’elle farfouille dans les casiers à bouquins d’occase de Gibert.

– Why not ? me répond-elle, avenante.

Nous deux, Place Grenette, devant deux ambrées de Noël. Conversation légère de deux humains de sexe pas si opposé que ça. Cheveux bouclés copeaux brunis, yeux acier bleu, pommettes assaillantes, et ce creux derrière où j’ai envie de voir la sueur perler. Bon dieu !

– Tu t’appellerais pas Elsa ?

Elle rit.

– Non, je m’appelle Marie.

– Alors moi, c’est Joseph !

On s’esclaffe. La quitte un instant pour les toilettes. Jubilation en pissant, mais quand je reviens, plus de Marie, plus de veste.

Aurais-je rêvé ? Nos demis à demi bus sont encore sur la table. Entre les deux, le ticket déchiré.

Dehors, ni Marie, ni Elsa. Je cours le long des rails du tram. Cette veste, c’était celle du bonheur, je me sentais fort dedans, j’allais devenir.

En passant devant un lavomatique, je la vois. Ma veste ! En train d’enfourner du linge dans le tambour d’une machine à laver. Entre dans la lavobidule. Empoigne le type. Il s’enfuit. Cours derrière. Rue Chenoise. Aperçois dans une boucherie ma veste sur la grande robe blanche d’une femme. Entre. Déjà ma veste est repartie. Cours. Ma veste partout. Galope comme un cheval emballé dans cette ville qui ne veut pas de moi, dans cette cité imprécise et impérieuse qui me hante, quadrillée de rues glauques. Grenoble, l’esprit d’innovation et les nanos technos, le ski et le sky bleu comme les yeux de Marie, la Chartreuse et son jambon de Parme, Stendhal and tutti quanti, mon cul. Traverse la place du Tribunal, arrive au jardin de ville, hors d’haleine. Louis, un black qui crèche dans le squat est là.

– Calme-toi, il me dit, faut pas s’énerver dans la vie.

Je lui raconte. Il rigole.

– T’en fais pas, t’en retrouveras une beurette pour tes burettes.

– Tu comprends pas Louis, je l’aime plus que jamais j’ai aimé personne.

Il me prend l’épaule dans sa main gigantesque et me secoue.

– T’es maso, elle te pique ta veste et tu tombes raide d’elle ! Prends-toi une bonne murge comme tu sais le faire et roule-toi deux trois gros péts de derrière les fagots : demain, fini, tu l’auras oubliée ta Vierge Marie !

Conte de Noël moderne - Photo Lignes de vie - Montage Fête des lumières Lyon 2009

Photo-montage Lignes de vie / Fête des lumières Lyon 2009

– T’es pas un vrai Père Noël !

J’ai repris mon poste de bon papa enguirlandé aux Nouvelles Gales. Dernier jour de taf, demain : retour au chômedu, sans beurre et sans reproche, sans emploi ni jacuzzi.

– T’es pas un vrai Père Noël ! répète la petite Carole.

Je la regarde avec une sévérité astringente. Pourrait faire semblant au moins ! Comme les autres. Pas nier mon rôle social ! Mais un Père Noël, ça fout pas de claque aux fillettes impertinentes. Gentil, gentil. Calme ! Fourre ma main glacée dans ses bouclettes. Si ! Je suis un vrai. Regarde ma red pelisse synthétique, ma barbe à papa, ma hotte osier Made in China. Ose dire le contraire Carolinette. La soulève contre moi. Maman, une blonde Dessange, s’affole dans son sac à main. Clic-clacs du doigt ganté de pécari. Photos inoubliables de la petite quand elle croyait encore au père Lustucru. Et Carolinettounette dans mon oreille :

– Les Pères Noël c’est vieux, toi t’es jeune !

Chuchotis à mon tour dans les cheveux vermicelles, pendant que mère nous encadre sur l’écran de son numérique : « CAROLE, LE PERE NOËL N’EXISTE PAS ! On me paie pour faire croire le contraire. Faut que tu continues à faire semblant. Ta maman en a besoin. Elle y croit, elle. Promets-moi de rien lui dire. » Carole rit quand je la repose sur le trottoir. Se retourne en s’éloignant avec maman pour un clin d’œil. Me fait coucou de sa menotte. Good, cette complicité enfantine pour mon intérieur. Besoin de calfeutrer mon home depuis que Marie s’est envolée avec ma veste.

Je cent-patte devant la vitrine pelucheuse. Nounours nougats. Poupées poufiasses, santons cent euros, sapins poupins. Vais jusqu’au clodo qui aumône dans les eaux territoriales des Nouvelles Gales. Demi-tour. Repasse devant les portes automatiques sous l’œil poissonneux du maousse de la Securitat. Nouveau demi-tour vers le manège d’autrefois qui Piaf. Temps égrené par les trams qui prennent le virage de la place Grenette. Je pense aux galbes de Marie, le boeuf et l’âne doivent se rincer l’oeil en ce moment. Si c’est vrai que le petit Jésus existe, ce dont je doute en ce qui me concerne vu que j’ai pas de carte Gold, alors ma sainte Marie resdescendra sur Terre un de ces quatre matins mais, en lieu et place, c’est Jean-Denis Gabon qui se matérialise devant moi, sa seigneurie le directeur du magasin himself et en personne.

– Vous n’êtes pas assez vendeur, me reproche-t-il, il faut aller au devant des enfants, leur sourire, être gentil.

Moi, j’ai pas envie d’être gentil, mais c’est lui le chef, il tient les rênes et les cordons de ma bourse. Certain de lui, il me débite son sermon d’école de commerce et, devoir accompli, retourne derrière la transparence épaisse de ses portes Securit d’où il me surveille encore un moment, m’obligeant à me remettre à mon tapin.

C’est à ce moment qu’elle surgit.

Marie !

Carole, la gamine de toute à l’heure, la tire par la main jusqu’à moi :

– C’est ma baby-sister, elle veut pas croire ce que vous m’avez raconté, que le Père Noël il n’existe pas.

Je reste coi, enseveli sous les cent mille pétales de roses du regard de Marie. Il vaut mieux que je me taise de toute façon, je ne voudrais surtout pas qu’elle me découvre sous ce déguisement ridicule.

– C’est pas exactement ça, fait Marie.

Elle se penche vers moi, m’offrant son intimité en plasma seize-neuvième, c’est Noël au balconnet et à Pâques, c’est certain, je serai total givré. Elle s’approche de mon oreille glacée comme une meringue sur une bûche et me chuchote :

– Sa mère veut qu’elle continue à croire au Père Noël, alors moi aussi je fais comme toi : je fais comme si.

– Regarde Marie, s’exclame Carole.

La petite furie se cramponne à ma barbe qui lui reste entre les mains.

– Joseph ! crie Marie en plaquant ses mains sur sa bouche.

Et elle détale.

Suite et fin mercredi jeudi 24 de l’an 2009 after dj-save….. ELLE EST là, la la la…..

Les morts regardent le ciel (dernière partie sur 3)

Texte en trois parties

Lire :  la 1ière partiela 2ième partiela dernière partie

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Deux ans après l’accident j’ai rencontré une femme, dans un bar, elle buvait du thé avec une amie. Quand nos regards s’étaient croisés, délibérément elle avait tourné vers moi ses jambes gainées de nylon. Après le départ de son amie, j’étais allé m’asseoir près d’elle. Je voulais tenter mon premier pas dans une nouvelle vie.

Son appartement était net comme une salle de clinique. Nous avions trébuché jusqu’à son canapé étroit et joué à cette passion que chacun cherchait dans l’autre en guise de viatique. Au matin, je m’étais éveillé avec du carton dans la bouche. Dans sa cuisine, face aux façades grises des immeubles à loyer modéré de sa rue, elle m’avait proposé des biscottes, de la confiture de fraises et du café soluble. J’avais entrouvert mes mâchoires et avalé juste assez de cette nourriture minimale afin de faire comme si je revendiquais un avenir avec elle.

J’ai froid du matin de ce matin-là. Depuis, dans ce cimetière, je récure mes souvenirs. Si je le pouvais, je nettoierais le ciel entier pour que tout soit net et impeccable dans cette salle d’attente où je patiente depuis des années.

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Eugène et moi avançons l’un vers l’autre le long du cordon tendu entre deux plantoirs, enfonçant des oignons de tulipe dans la terre grasse et froide d’un massif. Cette terre de morts à laquelle se sont agglomérées leurs chairs. Je soulève les mottes lourdes pour abriter chaque oignon. Le napper de bure terreuse. Le couvrir de froid. Il attendra dessous comme tous ces corps dans leurs sépultures.

Le premier muguet devant la maison, les cerises dans le panier de Carole, ses jouets en plastique dans la pelouse, sa locomotive à roulettes au siège qui se soulevait sur ses secrets d’enfant. Les matins où elle arrivait de son lit, cheveux embrouillés, un chat mauve battant sous sa chemise de nuit.

Qui donc pourrait me redire tout cela ?

Les dents de la bêche. Les vers de terre, grouillants et gras. Les fanes secouées des pommes de terre nouvelles dans notre jardin. Élisabeth à la fenêtre de notre cuisine. Les tubercules lavés sous le robinet. Leur peau jeune dans la poêle. Aller chercher Carole à l’école. Nous asseoir tous trois autour des pommes de terre rissolées dans nos assiettes blanches. Nous brûler le palais de concert. Rire ensemble au même moment.

– Attention Carole, elles sont très chaudes.

À qui donc pourrais-je redire de telles paroles ?

Le vent s’est levé, il bouscule les feuilles autour de nous.

Une musique monte.

C’est elle, là-bas, assise sur sa tombe, elle joue du violon.

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Je me dresse, les oignons de tulipe roulent à mes pieds. Je rejoins la grande allée, mes semelles crantées saccagent la terre meuble du massif.

Je marche vers elle dans les bourrasques du vent où s’enroulent les notes de son violon comme les spirales des serpentins dans les fins de fêtes.

Elle se lève de sa pierre tombale et va avec son violon au milieu de l’allée. Tête penchée sur son instrument, face à moi, elle joue.

Eugène m’appelle. Je résiste à l’envie de lui répondre. Si je me retourne, cette musique qui point en moi cessera pour toujours, j’aurai tué Carole et Elisabeth une deuxième fois. Si je renonce maintenant, je sais ce qui se passera. Comme chaque jour à l’heure du déjeuner, nous partirons pour le bistrot en face du cimetière. Pendant qu’Eugène avalera un gigot purée, je m’absorberai dans le sempiternel spectacle de la foule des hommes et des femmes vides rejoignant le comptoir du bar pour s’approvisionner en sandwiches, cigarettes, chewing-gums, billets de loto, astro, bingo  et autres jeux pour gogos. Comme chaque jour depuis que la mort me retient dans ce cimetière, je détournerai la tête juste à temps pour ne pas vomir devant cette file de corps qui sans relâche ingèrent, digèrent.

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L’air fouette mon visage et mes vêtements. Une force née dans mes épaules descend dans mes bras. J’ai envie d’avancer dans ce vent trempé de musique.

Elles, de part et d’autre de moi, sur le canapé. Les mains de Carole sur son chat en peluche. Les jambes croisées d’Élisabeth. Le téléviseur qui dit n’importe quoi. Les magazines colorés sur la table basse. Le carrelage si solide que je peux me dresser sans vaciller, soulever Carole dans mes bras et l’emporter, endormie, dans sa chambre. Élisabeth nous rejoignait. D’une main sûre elle peignait les cheveux de notre fille, épars sur son oreiller Mickey. De retour sur le canapé, nous nous aimions avec, en arrière-plan, la rumeur sourde du téléviseur.

Mes larmes coulent pendant que je marche vers elle.

Ma main entre dans ma poche. Saisit le mouchoir de Carole. Ce tissu fin d’elle. Le presse sur mes yeux, mes joues. L’introduit dans ma bouche. Le mord. Je suffoque dans les tourbillons du vent, vous êtes là, avec moi, toujours, Élisabeth, Carole.

J’avance.

Dans ma main le vent se saisit du mouchoir de Carole, l’agite. Il bat, claque, fouette mon poignet. Jamais je ne le lâcherai.

Nous remontons tous trois la grande allée en direction des grilles du cimetière marchant entre les tombes dressées en rangs d’honneur pour nous, comme le jour de notre mariage Elisabeth et moi descendions l’allée de l’église entre nos amis et nos familles. Nous percevions sans les entendre, sans les voir la rumeur de leurs voix et les vagues de leurs sourires. Cette petite fille qui dans nos ventres nous guidait déjà c’est toi, Carole. Ta main dans la mienne est douce et folle comme le tissu de ton mouchoir vivant de vent. Nous franchissons le portail du cimetière, nous sommes dehors, dans la ville, je marche avec vous dans votre musique.

Les morts regardent le ciel (2ième partie sur 3)

Texte en trois parties

Lire :  la 1ière partiela 2ième partiela dernière partie

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La tête d’Eugène rebondit comme un gros ballon de plage vers notre fourgonnette à l’entrée du cimetière. Il en revient avec un sac en papier brun. Il me saisit le poignet et me tire vers une pierre tombale. Nous nous asseyons, sac entre nous, et Eugène y plonge ses mains épaisses.

– T’as jamais mangé d’andouille, je parie ?

Sa calvitie s’étend à tout son visage rond et sa couronne de cheveux rêches tressaute comme une bouée à la surface d’une piscine. Une odeur froide monte de ses mains serrées sur un lange blanc. Je voudrais dire à Eugène que je ne peux plus manger de charcuteries, que cette graisse animale me fane la bouche, se fige sur mon palais et engonce encore davantage ma langue.

Eugène déroule le linge comme s’il s’agissait de la robe d’un baptême d’un nourrisson. L’andouille apparaît, noueuse, compacte, d’un blanc livide, ramassée sur elle-même comme un chien endormi.

Mon regard exprime un tel dégoût qu’Eugène se dresse, brandissant son Jésus en direction des nuages bas qui comblent le ciel de broyats de briques.

– Nom de dieu ! Tu vas aimer ça ! Sinon je crois plus en rien.

En dépit de son mètre soixante, il serait presque beau l’Eugène quand il se dresse ainsi. J’ai tellement l’habitude de le voir courbé vers le sol, bataillant avec les mauvaises herbes pour les arracher aux morts. De le voir si furibard m’arrache un sourire chiche qui lui suffit pour l’instant. Je viens de gagner un sursis.

D’un coup de pouce, il fait saillir la vrille du tire-bouchon de son couteau. Il tire une bouteille nue de son sac, la cale entre ses cuisses courtes. Le plop du bouchon résonne entre les galandages des stèles. Quand Eugène aura descendu quelques rasades de ce vin, ce sera à mon tour de téter à la bouteille. Je me dépêche d’avaler les rondelles bistres qu’il a découpées pour moi. Mais, telle une hostie, l’une d’elles se colle à la voûte de mon palais. Un haut-le-cœur me soulève. Je vomis aux pieds d’Eugène.

Nous avons repris nos balais. Il faut nettoyer. Emporter la Toussaint fanée dans les bennes. Épousseter les pétales collés aux pierres. Redresser les chrysanthèmes versés. Ratisser les graviers. Brosser mousse et moisissures sur les caveaux. Travailler courbé à s’en moudre les reins et à être pris de vertiges. À en avoir des hallucinations. À croire qu’une tête émerge de la trappe d’un caveau. Que le reste de son corps s’extirpe de la terre. À tenter comme à chaque fois que cela se produit de repousser ce cadavre avec mon balai.

Elle s’assied sur sa tombe. Les contours de son corps vacillent comme une flamme, lèchent les parois de mes yeux. Les oiseaux se taisent. Je n’entends plus que le grincement lent de la roue de la brouette d’Eugène et, au loin, le grattement d’une pelleteuse.

Elle s’ébroue provoquant sur la robe nuptiale de son suaire l’apparition de taches moirées, des irisations semblables à celles des plumes de paons. Ces sont les traces du dessous, les coups de langue baveux de la terre.

Je serre le manche patiné de mon balai. Je remue les plantes de mes pieds sur l’empeigne de mes chaussures. J’attends.

Elle se lève, s’approche.

– Viens mon chéri, marchons. Donne-moi le bras comme autrefois.

Je lui offre mon coude.

Nous revenions du cinéma. C’était un soir de printemps. En grimpant à un mur pour lui cueillir du lilas, j’avais éraflé la manche de mon blouson. C’était la première femme à qui j’offrais des fleurs. Elle les mettait sur la table de la cuisine et nous mangions devant. Le blouson est encore dans ma penderie, sur son cintre, ses deux manches pendent, vides, avec, dans la peau de celle de droite, cette première déchirure.

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Un vent malingre tente de redonner vie aux feuilles mortes en les bousculant contre les bordures de ciment où je n’ai plus qu’à les pousser en tas de plus en plus hauts vers leurs derniers dépotoirs. Leur papier brûlé craque sous mon balai qui les pulvérise en cendres de plus en plus fines.

Pour la première fois depuis que je travaille ici, je renonce à les emporter dans les bennes réservées à cet usage. Je me penche au-dessus d’elles avec mon briquet. La flamme jaillit, d’abord petite, chétive avant de prendre de l’ampleur et, gaillarde, de tout consommer dans un seul rugissement.

Je pense tout à coup à Victor Hugo, à sa carrure d’homme qui a réussi dans la vie et à la peine qui devait l’encombrer tout entier, jusque sous ses sourcils et derrière chaque poil de sa barbe.

Lui aussi a souffert, comme j’ai souffert.

Nos filles, ma femme.

Le feu a tout brûlé, je n’ai rien à emporter aux bennes.

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Deuxième partie de Les morts regardent le ciel, lire la 1ière partie et la dernière partie

Vin nouveau

La bouche paisible. Passer la langue dans le creux de ses joues. Lécher son palais. Ne savoir qu’en dire. Chercher. Attendre le mot, l’image qui permettra d’en parler avec assez de précision. Décider de se taire faute de savoir l’évoquer. Ecouter les autres rire, s’exclamer, le tintement de leurs verres. Être heureux d’être là. Laisser retomber dans sa bouche le lin de ce drap qui dans ses plis a l’odeur du séchage. Entrer dans le frais de ce lit refait.

Pluie d’été. Saveurs liquides. Lourdeurs des pétales détrempés. L’eau perle et coule le long de la tige, la fleur se redresse, s’ouvre, s’épanouit. Ampleur ronde dans les joues, le palais, autour de la langue. C’est une pivoine.

On se gausse, on vilipende son âpreté de toile émeri. Il s’en contrefiche, il est. Nul besoin d’adoubement pour exister.

Légèreté de la sciure sous les pas des chevaux. Fraîcheur tranquille du matin quand le corps vierge cueille chaque sensation.

Premier bain de l’année dans la rivière.

Première bouchée de vin nouveau.

Alleluia.

village-bourgognePhoto Lignes de vie

Lyon, cette ville que l’on dit prude comme un jeune curé, n’a hors des matchs de l’Olympique Lyonnais et de sa nuit du 8 décembre d’autre fête que ce troisième jeudi de novembre, lorsque coule le vin nouveau entre ses cuisses.

Chargée de barriques, une péniche descend la Saône depuis Villefranche, traverse Neuville, les Monts d’Or, passe aux pieds de Bocuse et, à l’Île Barbe, entre dans Lyon où, quai de Tilsit, l’attend un orchestre de jazz. Les vigoureux vignerons venus de Lucenay, Saint-Amour, Juliénas, Brouilly, Régnié, Saint-Lager, Morgon roulent les tonneaux jusqu’à la place Antonin Poncet, entre Saône et Rhône. En écoutant musique, on attend minuit, on tire un feu d’artifice.

Enfin, on met les tonneaux en perce.

Quelques milliers de gens sont là, on parle toutes les langues de la terre et de la mer, on est de tous les âges. En retrait, veillent les Compagnons Républicains de la Sécurité, souples et droits, silencieux. Des jeunes femmes viennent déposer des gobelets sur les toits de leurs véhicules. D’autres sont offerts à la Diane chasseresse couchée aux pieds de Louis XIV, au milieu de Bellecour.

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Le cerveau dans la bouche à essayer encore et encore de trouver des mots. Mais la bouche ne se laisse pas faire, elle reprend le dessus, redevient corps et esprit, redevient bouche.

Mâche, boit, goûte le vin nouveau !

C’est le printemps en novembre, une fille en jupe dans la bouche, elle danse, touille le vin dans le palais, tapisse ses papilles de hottées de moût, retrouve ce goût de cidre du moût à la sortie du pressoir quand, de retour des vignes, reins moulus, nous buvions le vin bourru.

Conséquence du printemps et de l’été, le beaujolais nouveau est arrivé.

Les morts regardent le ciel (1ière partie sur 3)

Texte en trois parties

Lire :  la 1ière partiela 2ième partiela dernière partie

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La calvitie d’Eugène se faufile entre les stèles des tombes à la recherche de mauvaises herbes à tirer du sol. Depuis quelques années, les seules personnes à qui j’adresse encore la parole sont des hommes comme lui, des hommes au dos en forme de parenthèse, des hommes bien plus âgés que moi. J’en peine sur le manche de mon balai et cela me ploie vers le sol glabre. Il serait temps que je change ma vie, que je ne me satisfasse plus des confidences trouées d’hommes trop vieux, ni de leurs encouragements mous. Avant qu’il ne soit trop tard, je devrais aller à la pêche ou taper dans un ballon avec des hommes de ma génération, des hommes qui se lèvent le matin pour toute la journée, des hommes qui portent des chaussures de sports.

Ma fille est morte. Ma femme aussi. Dans un bête accident de voiture. Tous les accidents sont bêtes. J’ai erré quelques années jusqu’à trouver ce travail qui me permet de vivre en leur compagnie. J’énumère les années sur les pierres tombales. Tant d’enfants, tant d’hommes, de femmes meurent jeunes. Personne n’en a conscience. Pour le découvrir, il faut parcourir les allées des cimetières, comme je le fais avec ma brouette, lire les noms et les dates gravés sur les pupitres de marbre posés sur ces corps morts trop tôt.

Cimetière de l'Île Verte, Grenoble - DR Lignesdevie

Cimetière de La Tronche près de Grenoble – DR www.lignesdevie.com

Cela me convient de pousser cette brouette, de ramasser les feuilles mortes, de repiquer dans leurs vases les queues en plastique des fleurs artificielles, de rapporter à l’entrée du cimetière le soir les petits arrosoirs vides oubliés près des tombes. Je suis comme ces autres jeunes hommes qui poussent des serpents de caddies sur les parkings des supermarchés, qui veillent à leur propreté et qui mesurent d’un œil désabusé les allées et venues des gens. Ici, l’affluence est bien moindre. À peine quelques vieilles et des couples dépareillés qui se tiennent par le coude, sans savoir lequel soutient l’autre. Parfois, un cortège se rend tête basse à une tombe fraîche. Je l’accompagne de loin. Je sais qu’ils vont jeter des pétales de fleurs faute de pouvoir y jeter autre chose. Je sais qu’ils s’en iront tordus, que quelques-uns d’entre eux resteront après, reviendront, mais pour ceux-ci, il sera trop tard, il sera trop tôt.

Je mouche le novembre de mon nez. Je n’aime plus les mouchoirs en papier, ils se jettent avec le chagrin, comme si l’on pouvait se débarrasser du passé dans une poubelle. Je remets mon mouchoir dans ma poche, là où je peux le sentir aller et venir contre ma chair. C’était un mouchoir de ma fille, la seule chose que j’aie conservée d’elle. Ce soir, je le laverai une fois de plus dans l’eau tiède d’une cuvette. Je sentirai mes glaires s’enrouler autour de mes doigts gourds, adhérer à ma peau calleuse et se coaguler comme des chevreaux effrayés serrés les uns contres les autres sous l’orage de mes souvenirs. Je ferai sécher le tissu humide sur le radiateur et le remettrai dans ma poche demain matin. Cette lessive quotidienne me fera du bien : c’est mon métier, entretenir les souvenirs les plus chers. C’est pour cela que l’on me paie. Pour me substituer aux gens. Pour qu’ils n’aient pas à venir entretenir leurs tombes. Pour qu’ils trouvent, quand ils viennent ici occasionnellement, des pierres lustrées et fleuries. Pour qu’ils puissent s’imaginer que tout est en ordre dans leur vie, puisque tout est propre ici, puisqu’ils paient pour cela.

Première partie de Les morts regardent le ciel, Lire la suite