Bobin dans Transfuge

Christian Bobin fait du bien où ça fait mal. Interviewé par Transfuge pour son dernier livre Les ruines du ciel, il redit l’importance de la distance pour regarder ce monde. Lui-même sait s’en tenir à distance. J’aimerais savoir en faire autant, je le dis avec humilité tant il me semble difficile par moments de vivre sereinement, simplement.

croix-arbresEn écho au billet de Taraf Zelie Bordela « Dans le trafic des images avortées » dans Histoire d’une passion – Photo Lignes de vie

Il rend dans ce livre hommage aux Solitaires et aux religieuses de l’Abbaye de Port-Royal qui résistèrent au 17ième siècle au pouvoir absolu de la royauté. Pour Bobin, c’est

une allégorie de la résistance souhaitable de la pensée, de la beauté, du songe face à la royauté versaillaise de l’argent.

Il a confiance en la capacité de quelques uns à résister à ce pouvoir qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui,

comme si l’esprit devait toujours passer souterrainement, presque dans l’invisible, jusqu’à ce qu’à certains moments, le feu reprenne.

L’interview est précédée d’un beau portrait photographique de l’écrivain.

Ce billet est l’occasion de signaler la qualité de cette revue Transfuge, consacrée à la littérature et au cinéma. On y pratique comme dans Le Matricule des Anges la rencontre approfondie, le temps passé avec l’interviewé. Cela se sent, cela se lit.

Vases communicants de Balmolok

« …pourquoi ne pas imaginer, le 1er vendredi de chaque mois, une sorte d’échange généralisé, chacun écrivant chez un autre ? Suis sûr qu’on y découvrirait des nouveaux sites… ». Ainsi sont nés les vases communicants. Aujourd’hui, Balmolok et Lignes de vie s’invitent réciproquement.

Hammam

Texte de Balmolok et illustration de Cali Rezo

J’ouvre une première porte vers l’humidité, tiède, enveloppante.
Mes lèvres restent closes.
J’avance sans regarder, juste éveillée aux perceptions cutanées.
Le silence bourdonne, quelques voix l’accompagnent sporadiques.
La douche me fait du bien, l’eau glisse, me recouvre et s’en va.
Elle ne reste pas, elle se tait de me lire.
En douceur elle passe sur ce qui reste sensible, encore…
C’est trop tôt pour oublier.
Le savon m’apporte de nouvelles senteurs inconnues,
boisé, épicé comme dans des bras masculins.
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J’ouvre la deuxième porte.
J’avance sans réfléchir, parce que c’est le sens qu’il faut suivre,
et que ça fait du bien de se laisser aller dans le courant,
portée, allégée.
Le brouillard est plus dense et plus chaud déjà.
Cette chaleur…
Je reste debout, je ne veux pas me poser, je tourne, je touche…
Les parois, ma serviette, la faïence… Je lis.
Mes pages se tournent, j’ai le vertige.
Appuyée contre une colonne, je ferme les yeux, retrouve l’équilibre.
Mon corps s’est habitué à la chaleur, je poursuis ma progression, lente.
Je ne veux pas m’arrêter.
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Je pousse la troisième porte.
J’avance toujours, encore.
Le manteau est intense, fort.
Je me blottis en lui, enfin rassurée.
Je ne vois plus rien, ni de la pièce ni de moi.
Je ne vois plus mes «aspérités»,
juste… je les sens, douloureuses, marquées, profondes, amères.
Je m’imprègne de cette humide brûlure, la respire.
Elle est sur moi, elle est en moi.
Mes maux transpirent, mes mots se taisent.
Chaque pore de ma peau expulse, chaque expire me libère.
Je me replie en tendresse sur le sol,
je laisse vagabonder mes rêves.
Ils s’envolent et respirent, légers, fous.
Je les aime, ils me tiennent.
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hammam2
separateur-paragraphe
Le temps s’est écoulé; pas assez mais…
Je sors.
J’avance.
L’huile d’argan,
sa caresse…
Je rentre dans un parfum.
«Koublaï Khan»
Comme le titre d’un livre,
il m’emporte vers quelques aventures délicieuses.
Je m’en imprègne, je le fais mien, nouveau sillage,
nouvelles sensations, demain…
Mon visage tourné du bon côté, abîmé, maquillé, caché.
Je ne me regarde pas, me ressentir me suffit.
Je renais, mes sens éveillés par ce bain.
Accouchée du brouillard que j’ai du mal à quitter,
je me déplie, je respire, je vais, je vis…
separateur-paragrapheLes autres participants aux vases communicants :

Une carte de cinéma

Si vous aimez à la fois le cinéma et les atlas, les mappemondes, les cartes, les plans de métro alors vous allez adorer cette carte des 250 meilleurs films de tous les temps publiée en juillet sur le passionnant blog de passionnés du cinéma Vodkaster.

Réalisée par David Honnorat, un fou de cinéma et (entre autre) webmaster de Vodkaster sous la forme d’un plan de métro, elle utilise la base de données de films IMDb et la sélection de ses utilisateurs dans cette base. David Honnorat y a tracé 20 lignes, chacun de ces 250 films étant une station : chefs d’oeuvres de tous les temps, comédies, drames, SF, horreur, etc.

250meilleurs-filmsLa carte des 250 meilleurs fils de tous les temps, David Honnorat, Vodkaster

Je me suis pris à rêver d’une même carte pour les livres. Elle serait l’objet bien sûr de furieux débats comme celle de David Honnorat. Peut-être existe-t-elle déjà ? Sinon, elle aurait pu être basée sur l’excellent site zazieweb mille fois hélas en pause (si vous dirigez un fonds de pension américain ou helvète, contactez Isabelle, sa fondatrice) ou sur le réseau social de passionnés de bouquins et de partage de bibliothèques et de livres LibraryThing.

Vous pouvez télécharger le PDF de la carte ici.

Les morts regardent le ciel (1ière partie sur 3)

Texte en trois parties

Lire :  la 1ière partiela 2ième partiela dernière partie

.

La calvitie d’Eugène se faufile entre les stèles des tombes à la recherche de mauvaises herbes à tirer du sol. Depuis quelques années, les seules personnes à qui j’adresse encore la parole sont des hommes comme lui, des hommes au dos en forme de parenthèse, des hommes bien plus âgés que moi. J’en peine sur le manche de mon balai et cela me ploie vers le sol glabre. Il serait temps que je change ma vie, que je ne me satisfasse plus des confidences trouées d’hommes trop vieux, ni de leurs encouragements mous. Avant qu’il ne soit trop tard, je devrais aller à la pêche ou taper dans un ballon avec des hommes de ma génération, des hommes qui se lèvent le matin pour toute la journée, des hommes qui portent des chaussures de sports.

Ma fille est morte. Ma femme aussi. Dans un bête accident de voiture. Tous les accidents sont bêtes. J’ai erré quelques années jusqu’à trouver ce travail qui me permet de vivre en leur compagnie. J’énumère les années sur les pierres tombales. Tant d’enfants, tant d’hommes, de femmes meurent jeunes. Personne n’en a conscience. Pour le découvrir, il faut parcourir les allées des cimetières, comme je le fais avec ma brouette, lire les noms et les dates gravés sur les pupitres de marbre posés sur ces corps morts trop tôt.

Cimetière de l'Île Verte, Grenoble - DR Lignesdevie

Cimetière de La Tronche près de Grenoble – DR www.lignesdevie.com

Cela me convient de pousser cette brouette, de ramasser les feuilles mortes, de repiquer dans leurs vases les queues en plastique des fleurs artificielles, de rapporter à l’entrée du cimetière le soir les petits arrosoirs vides oubliés près des tombes. Je suis comme ces autres jeunes hommes qui poussent des serpents de caddies sur les parkings des supermarchés, qui veillent à leur propreté et qui mesurent d’un œil désabusé les allées et venues des gens. Ici, l’affluence est bien moindre. À peine quelques vieilles et des couples dépareillés qui se tiennent par le coude, sans savoir lequel soutient l’autre. Parfois, un cortège se rend tête basse à une tombe fraîche. Je l’accompagne de loin. Je sais qu’ils vont jeter des pétales de fleurs faute de pouvoir y jeter autre chose. Je sais qu’ils s’en iront tordus, que quelques-uns d’entre eux resteront après, reviendront, mais pour ceux-ci, il sera trop tard, il sera trop tôt.

Je mouche le novembre de mon nez. Je n’aime plus les mouchoirs en papier, ils se jettent avec le chagrin, comme si l’on pouvait se débarrasser du passé dans une poubelle. Je remets mon mouchoir dans ma poche, là où je peux le sentir aller et venir contre ma chair. C’était un mouchoir de ma fille, la seule chose que j’aie conservée d’elle. Ce soir, je le laverai une fois de plus dans l’eau tiède d’une cuvette. Je sentirai mes glaires s’enrouler autour de mes doigts gourds, adhérer à ma peau calleuse et se coaguler comme des chevreaux effrayés serrés les uns contres les autres sous l’orage de mes souvenirs. Je ferai sécher le tissu humide sur le radiateur et le remettrai dans ma poche demain matin. Cette lessive quotidienne me fera du bien : c’est mon métier, entretenir les souvenirs les plus chers. C’est pour cela que l’on me paie. Pour me substituer aux gens. Pour qu’ils n’aient pas à venir entretenir leurs tombes. Pour qu’ils trouvent, quand ils viennent ici occasionnellement, des pierres lustrées et fleuries. Pour qu’ils puissent s’imaginer que tout est en ordre dans leur vie, puisque tout est propre ici, puisqu’ils paient pour cela.

Première partie de Les morts regardent le ciel, Lire la suite

Deux morts

Y aurait-il deux types de morts ?

« Un homme retrouvé chez lui deux ans après son décès », signale aujourd’hui Libé. Nouvelle plus marquante, déconcertante, choquante encore que celle de cette vieille dame retrouvée morte chez elle après quelques mois et pour qui j’avais écrit La méthode Lambert *.

Je suis tombé sur un site web sidérant en recherchant l’article relatant le décès de cette vieille dame. Sur ce site dont je ne donnerai pas l’adresse, les internautes peuvent pronostiquer la date de la mort d’une centaine de personnalités. Les trois décès les plus pronostiqués font l’objet d’un « Top 3 » sur la page d’accueil. Les gagnants sont récompensés par une effigie du disparu. Dans leurs crédits en pied de page, les auteurs anonymes de ce site revendiquent l’humour.

Voilà donc deux regards d’aujourd’hui sur la mort : oubli et, à l’autre extrême, souillure du regard des crétins.

(*) publiée chez αяf lors de notre "Vases communicants" d'octobre.