Le vrai lieu, Annie Ernaux — Fragments d’atelier 515 et 516

Atelier fragment 515 - Sténopé

Mes parents vivaient toujours dans la peur, la crainte de « retomber ouvriers », disaient-ils, mais c’était beaucoup plus vaste, une peur ancienne, viscérale, une certitude de leur limitation. Je suis passée dans un monde qui n’a pas le même ethos, les mêmes façons d’être, les mêmes façons de penser. Ce bouleversement reste toujours en moi. Même physiquement. Il y a des situations où je me sens… Non, ce n’est pas de l’ordre de la timidité, ni du mal-être. De la place. Comme si je n’étais pas à ma vraie place, que j’étais là sans être réellement là.
Ce sont des situations mondaines la plupart du temps. Des situations où je suis amenée à côtoyer un monde qui, par lui-même, nie d’une certaine manière mon premier monde, le monde dominé. Le monde de ceux qui n’en sont pas, voilà.

Atelier fragment 516 - Sténopé

Le lieu où tout cela n’existe pas, c’est l’écriture. C’est un lieu, l’écriture, un lieu immatériel. Même si je ne suis pas dans l’écriture d’imagination, mais l’écriture de la mémoire et de la réalité, c’est aussi une façon de m’évader. D’être ailleurs. L’image qui me vient toujours pour l’écriture, c’est celle d’une immersion. De l’immersion dans une réalité qui n’est pas moi. Mais qui est passée par moi. Mon expérience est celle d’un passage et d’une séparation du monde social. Cette séparation existe dans la réalité, séparation des espaces, des systèmes éducatifs, ces enfants qui vont quitter l’école à 16 ans en sachant si peu de choses, et d’autres qui continuent jusqu’à 25. Il y a une homologie entre la séparation du monde social et celle qui a traversé mon existence, une forme de coïncidence qui fait qu’écrire pour moi ce n’est pas m’intéresser à ma vie mais saisir les mécanismes de cette séparation.

Extraits de Le vrai lieu, Annie Ernaux, Michelle Porte

Dans ces entretiens avec Michelle Porte, Annie Ernaux évoque comment l’écriture lui a permis de comprendre la relation entre d’où elle vient et où elle a été (d’abord par son éducation, puis par l’écriture elle-même). Ce qui donne à ces entretiens l’impression d’une vie bouclée et cohérente, sur l’écriture, l’écriture de ce passage. Ce livre d’entretiens l’éclaire parfaitement, Annie Ernaux a réussi à travers son écriture ce « dire ».  Une question m’a poursuivi durant cette lecture, quelle auteur de fiction aurait été Annie Ernaux ? Ce désir de la connaître sous un autre angle demeure vivace alors que je rédige cette mini note de lecture. Russel Banks, a lui, Histoire de réussir, titre métaphorique, choisi la fiction.


Annie Ernaux, Michelle Porte, Le vrai lieu, Entretiens avec Michelle Porte, éd. Gallimard, 120 pages, ISBN : 9782070145966, 12,90€ et 8,99€ en version ePub.

Photos : Gilles Bertin, fragments 515 (en haut) et 516 (en bas)

Publié par

Gilles Bertin

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Une réflexion sur « Le vrai lieu, Annie Ernaux — Fragments d’atelier 515 et 516 »

  1. Mais, la vie n’interrompt pas ses actions, elle estime, elle juge, elle détermine, elle tranche et opte pour des résolutions, des décisions et des conclusions définitives. Y aurait il vraiment deux humanités, ici-bas ? Les scientifiques, pour qui, je n’ai jamais quitté l’état de choc ; je suis un cas d’urgence pour l’hospitalisation ou une extrême gravité pour l’internement. Moi, qui suis dans toutes les étapes à la fois et finalement, je les vis avec même une certaine harmonie dans ma certitude-existentielle-détresse. Suis-je victime d’une pathologie ou une folle ?

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