La cul pas entre deux chaises

Comment parle-t-on de différences sociales « entre soi » et en excluant ceux de la classe « d’en bas », alors que l’on en vient, ou en ignorant ceux qui ont choisi d’être ailleurs ? On réunit deux sociologues et une ministre de la culture, on les fait échanger sur France Culture (bis), on ajoute des bruitages ouvriers, les allers-retours de la taloche du plâtrier sur un mur.  Le cul entre deux chaises est un documentaire de Stéphane Manchematin diffusé le 12 mars 2013 par France Culture, on peut l’écouter là, repris dans le mook France Culture Papiers :

Trois « transfuges » issus de familles paysannes ou ouvrières confrontent leurs expériences et convoquent leurs souvenirs. […] Car le passage d’un milieu d’origine à un milieu social et/ou culturel différent s’accompagne d’une série d’apprentissages, d’expériences mais également d’abandons, voire de renoncements.

Leurs échanges ne sont pas inintéressants, comme dirait ma fille pour dire que, bon, ça casse pas les trois pattes d’un canard et certes, re litote, que ce qui est dit dans cette heure de documentaire n’est pas faux :

Mais on peut essayer de se demander ce qu’est un héritage culturel ou qu’une culture d’origine. Ce sont les habitudes originelles les plus anciennes, probablement les plus résistantes que nous ayons, c’est notre rapport au temps, par exemple. C’est notre rapport à l’avenir, au risque, c’est notre rapport au corps, au langage aussi. Ce sont des habitudes de pensée dont nous n’avions pas conscience, c’est le « cela va de soi ». Ce sont donc les choses dont il est le plus difficile de prendre conscience, ce sont des habitudes auxquelles nous obéissons, des manières de penser auxquelles nous nous plions sans même y prêter attention. Dans l’incertitude, dans le sentiment du porte-à-faux, la crise d’identité dont les métis sociaux sont particulièrement menacés – boursiers ou transfuges, comme vous voudrez –, il est probable que cet aspect d’inconscient culturel joue un rôle capital.

Claude Grignon, sociologue

L'atelier de mon père, photo Gilles Bertin
L’atelier de mon père — Photo Gilles Bertin

Mais le documentaire s’en tient là, à ces considérations générales, bien pensantes et, en creux, auto valorisantes pour leurs auteurs. Il m’aura fallu du temps pour ressentir de la colère à l’égard du procédé à l’œuvre dans ce documentaire radio, puis encore plus de temps, piégé par sa bien « pensance », pour analyser ce qui m’y a dérangé alors que, justement, il me concernait, moi aussi.

D’abord, cet « entre soi » de trois personnes en haut du cocotier culturel — sociologues, agrégée –, durant cette heure d’émission, sans aucun témoignage d’entrepreneur, de commerçant, de sportif, d’ingénieur, etc., comme si le changement social culturel était le seul, ou le plus ardu, ou on ne sait quoi de particulier, mais en tout cas singulier, un singulier fleurant l’élitisme.

Pas non plus de témoignages de personnes ayant délibérément refusé ce type de saut, ayant choisi une voie à elles, et pas forcément à s’échapper d’un milieu « modeste », à obéir à des injonctions de réussites de géniteurs ambitieux pour eux.

Enfin, aucun témoignage de personnes restées au milieu du gué, n’ayant su ou pu se couler dans ce moule socio-cul tout en ayant quitté leur base sauciflard-rillettes, et en en ayant tiré autre chose que ces trois winners, de l’amertume, de la sagesse, de la résignation, quelque chose en tout cas de moins lisse que le plâtre taloché en fond sonore.

4/4/2013, un complément à ce billet : la fiche de lecture consacrée par Jacques Dubois à Dans les plis singuliers du social, le récent livre du sociologue Bernard Lahire, par ailleurs auteur de La Condition littéraire. La double vie des écrivains, éclaire la fabrication de la tension évoquée dans mon billet, ci-dessus, et notamment dans ce milieu du gué. À suivre…..


L’Atelier de la création / Le cul entre deux chaises, France Culture, 13 mars 2013, Lien vers l’écoute

Publié par

Gilles Bertin

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6 réflexions au sujet de « La cul pas entre deux chaises »

  1. Bonjour,
    je connais un Gilles Bertin qui a travaillé à Lyon2, Ancoly and co, est-ce le même ?
    bon si oui Gilles je ne suis pas du tout d’accord avec toi (si non vous me pardonnerez le tutoiement !)sur ce documentaire. D’ailleurs les 3 interviewés ne dialoguent pas « pour de vrai » car ce sont 3 interviews différentes. C’est le montage documentaire qui donne l’impression qu’ils dialoguent.
    Oui il y a du parti pris dans ce documentaire. C’est d’ailleurs bien moi ce que j’attends d’un documentaire de création (« atelier de la création »), un point de vue personnel, assumé, construit, choisi et si possible bien réalisé (sur le plan technique documentaire) Sinon c’est un reportage journalistique. Là je m’y retrouve sur le fond et la forme, même largement au-dessus en qualité de ce que l’on entend au fil des ondes quotidiennes. Dans cette création très personnelle, le choix c’est le détail de 3 personnes et non une multitude de situation différentes. C’est le choix de nous faire entrer dans leur confidence de leur situation,l’impression de transfuge, de nous installer tranquillement.
    Toi tu aurais fait un autre documentaire en 59 mn : multitude de profils, traitement des situations « de ceux qui sont restés au milieu du gué », etc. Et pourquoi, pas, c’est un autre point de vue qui peut faire un autre documentaire. Bon alors tu nous le fais ce documentaire ???
    Belle promenade dans le réseau …
    Brigitte

  2. Hello Brigitte, après toutes ces années, ce croisement à la faveur de ce billet est tout à fait inattendu et me fait sourire. Effectivement, nous ne sommes pas d’accord et tu expliques très bien en quoi ce docu te plaît. De mon côté, je n’aime pas son côté trop chiadé, lisse, les bruitages qui surlignent le propos, le montage qui le surdramatise. D’ailleurs, tout est fait pour laisser entendre que ces trois personnes sont ensemble alors que, tu as raison, ils ne se sont pas rencontrés, il s’est agi de deux entretiens séparés. Et surtout je n’aime pas ce côté « élite » non assumé, à aucun moment ces intellectuels analysent leur position surplombante — tout de même, sociologues et ministre ! — et décodent (autant pour eux que leurs auditeurs) que leur témoignage ne représente qu’une petite partie de la situation. Si on s’installe tranquillement, c’est à mon sens beaucoup trop tranquille, les différences de classes produisent des étincelles ! A bientôt Brigitte.

  3. Mais est-ce qu’on s’extrait vraiment de son milieu d’origine, est ce qu’on n’est pas plutôt à cheval, comme un lien entre deux milieux ? Et n’est ce pas cela justement, qui est intéressant à vivre, ce décloisonnement ? Ceci dit, je ne comprends pas très bien qui sont « les gens qui ont choisi d’être ailleurs » ou encore ceux  » qui ont délibérément refusé ce genre saut » ou encore  » ceux qui sont restés au milieu du gué » ?

  4. Certes, on est à cheval, et c’est un peu à la mode, mais aussi, parfois, on peut avoir l’impression d’être entre deux, au milieu du gué, et il est possible que je parle de moi, mais je ne sais pas encore, et ce n’est pas pour parler de moi, mais pour évoquer ces espèces de frontières invisibles qu’il faut du temps pour découvrir, frontières invisibles justement du monde d’origine qui s’étend loin….. mais je les entrevois seulement…… peut-être dans d’autres billets……

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