Un roi sans divertissement, Jean Giono : narration et points de vue

Illustration du billet Un roi sans divertissement de Jean Giono
Dans les environs du Chambon sur Lignon pendant les Lectures sous
l’arbre de Cheyne éditeur – Photo Gilles Bertin

L’histoire d’Un roi sans divertissement est racontée par plusieurs narrateurs ou, plus exactement, par un seul narrateur qui joue d’une focalisation variable allant du point de vue de tout le village jusqu’à un point de vue totalement individuel.

Souvent, il s’agit d’un narrateur « on », le village ; dans ce cas, le lecteur n’a pas trop besoin de savoir de qui il s’agit, ce sont des personnes du village mais cela n’a pas d’importance de savoir qui elles sont plus précisément. Dans ce cas-là, le narrateur fait partie d’un tout, le village.

Parfois « nous », quand la scène est plus précise et qu’il y a des actions, par exemple durant la battue ; là, il s’agit d’un sous-groupe précis du village, en l’occurrence les hommes désignés pour former cette équipe de rabatteurs.

Enfin, il y a plusieurs « je », au moins deux.

Le « je » du vrai narrateur. Giono l’introduit toujours avec délicatesse, progressivité :

J’ai eu de longs échos de ce Langlois par la suite. À une certaine époque, il y a plus de trente ans, le banc de pierre, sous les tilleuls, étaient plein de vieillards qui savaient vieillir. Voilà ce qu’ils me dirent, tantôt l’un, tantôt l’autre.

Et un deuxième « je » très astucieux. Celui d’un personnage dont le narrateur rapporte les propos et les pensées tells que ce personnage les a contés à lui et au village. C’est Frédéric II quand il poursuit l’homme dans la neige.

Nous deux, l’autre gendarme et moi (dira Frédéric II), il nous entraîna derrière cette fameuse maison […].

Un roi sans divertissement, Jean Giono, Collection Folio n°220, 6,50€ (on le trouvera facilement en occasion)

Première citation, page 86, et deuxième, page 81.

 

Le maître est parti cueillir des herbes

Le maître est parti cueillir des herbesUn livre amène à un autre. Un roman de Hubert Haddad à un recueil de poèmes chinois. Le roman (d’une beauté !) est Le Peintre d’éventails sorti il y a peu chez Zulma, l’histoire d’un peintre japonais zen. Hubert Haddad a intégré à la narration un petit nombre de haïkus, assez pour donner envie d’en lire davantage (et pour moi, de rattraper un retard congénital…).

Chant des mille automnes
le monde est une blessure
qu’un seul matin soigne

Le recueil de poèmes chinois est Le maître est parti cueillir des herbes, une anthologie d’une centaine de poètes chinois sur une période d’une quinzaine de siècles, sous-titrée aux sources chinoises du haiku.

Su Tung po (1023-1089)

Il faut ne pas parler de ces poèmes, il faut seulement lire ce recueil, quelques pages chaque jour, lentement.

Tao Yuan ming (365-427)

Ainsi surgit chacun de ces haïkaï de Chine, un moment fugitif, l’esprit de son auteur clairvoyant, en accord au monde.

Lu Yu (1125-1210)

Ces poèmes sont traduits du chinois et arrangés par CHENG Wing fun & Hervé COLLET, la calligraphie de CHENG Wing fun. Comme les autres ouvrages de l’éditeur Moudaren, ce livre est un bel objet,

J’ouvre un livre
et me réjouis
devant la fenêtre lumineuse

(Lu Yu)

Le maître est parti cueillir des herbes, éd. Moudarren, 2001, ISBN n°2-907312-40-5

Le catalogue de Moudarren : http://www.moundarren.com/

Le Peintre d’éventails, Hubert Haddad, éd. Zulma, 2013, ISBN n°978-2-84304-597-4

 

Le choix de Witold

Une première version de ce texte a été publiée dans le cadre des Vases communicants chez Maryse Vuillermet en juillet 2012.

Witold Heleniak grenouille dans la finance japonaise. Il est arrivé voici une heure par le vol direct Tokyo Varsovie. Un hélicoptère l’attendait sur le tarmac, il l’a amené ici, à cent vingt kilomètres au sud, dans la friche industrielle Kozlowski de Łódź. Des dizaines de grandes halles aux murs de briques coiffées de charpentes métalliques, aux dalles de béton jonchées de bris de vitres tombées des verrières, de ballots de tissus éviscérés, de palettes brisées. Depuis la chute du rideau de fer tout a changé, en pire, en mieux, en autre chose. Witold avait une dizaine d’années, comme moi, il ne se souvient de rien de précis, seulement d’un désastre magnifique, d’un espoir terrifiant, la traversée d’un cerceau enflammé, la pulsation précipitée du temps, tout cela mêlé en un magma bruyant, éclatant… personne ne nous expliquait rien, la liberté ne s’explique pas, on est jeté dedans sans bouée et on se débrouille ou on coule, les parents de Witold avaient assez surnagé pour lui assurer de bonnes études à l’université de Łódź, en mathématiques. Il était brillant, une fondation américaine lui a payé une bourse, il s’est spécialisé en modélisation financière. La Bank of Japan –la BoJ pour les japonais et les financiers de toute la planète – lui a proposé un job avant même l’obtention de son diplôme, il nous a quittées toutes deux, moi et Łódź. Depuis, il n’est jamais revenu.

L’hélicoptère le dépose exactement en face de la fresque peinte sur la façade du théâtre, mon théâtre, un bâtiment que rien ne distingue des autres halles industrielles de la zone, hormis cette Lolita de BD dotée d’immenses yeux verts sous la mosaïque composée de carreaux de faïence bleu nuit :

ATELIER K
TEATR LOGOS

Witold a su la retrouver, l’indiquer au pilote. L’hélicoptère redécolle, couchant les touffes d’herbes folles jaillissant des fissures des dalles. Witold pénètre dans l’Atelier K. Il ressort presqu’aussitôt, portant des chaises et, accrochée à son coude, notre table, cette petite table basse au pourtour décoré d’arabesques en fer forgé où nous buvions des Żywiec après les répétitions. Il s’installe. Allume une cigarette. Une autre. Plusieurs. Une ribambelle.

Antho et Momo, Friche industrielle de Vaulx-en-Velin © Mathieu Neuville
© Mathieu Neuville — Antho et Momo, Friche industrielle de Vaulx-en-Velin

Witold attend.

Il m’attend, moi.

Il a fini son paquet, il le froisse, le jette par terre – il est bien de retour, à Tokyo il ne fait sans doute pas ça –, il fouille dans sa veste, sort un paquet neuf, le considère, rassuré d’avoir assez de munitions pour attendre.

Il m’a aimée désespérément, intensément, fabuleusement, il m’aime toujours. Pour quelle autre raison serait-il ici ?

Il change de position sur sa chaise, mais évite de regarder la fresque. Sa fresque. Mon portrait qu’il a peint lui-même. Il est à côté depuis qu’il est arrivé mais se comporte comme si elle n’existait pas. Comme s’il avait peur de moi. Et comme s’il avait peur de lui. De ce qu’il a abandonné. Bien plus qu’un amour, son art du dessin.

Une fauvette zinzinule. Il se lève avec des gestes prudents, s’avance vers le bosquet d’acacias au coin de l’atelier. Elle déroule les crécelles de ses strophes courtes en crescendos de gazouillis. C’est une oiselle aux tons gris olive et blanc cassé, toute petite chose bouleversante, ardente, fervente, tout le chant du monde.

La fauvette, il ne la verra pas, pas plus qu’il ne me verra. Toutes deux, nous n’existons que dans ses souvenirs, nulle part ailleurs, plus présentes que si nous étions là, devant lui, en chair et en os.

1992, une soirée de juin. Witold porte une salopette de cheminot trop grande. Elle a appartenu à son père. Un parfum de miel embaume l’air. Les acacias ont poussé dans la zone industrielle désertée. Le Teatr Logos s’est s’installé dans l’atelier K voici quelques mois. Witold et moi sommes assis devant cette même table, elle est couverte d’un pique-nique que nous ne mangeons pas. Depuis des semaines, chaque soir, il me rejoint à la fin de mes répétitions.

Sur sa chaise, seul, le même chagrin qu’alors l’emplit. Un voile qui s’étire du Japon jusqu’ici, dans le vieux cœur de la Pologne. Une gaze de sensations et d’émotions qui remontent, « a mood » comme disent les américains. Il se mord l’intérieur des joues. Il croquait ma bouche, poussait sa langue en moi, nos salives se mêlaient dans le même fluide chaud qui de nos lèvres coulait dans nos gorges. Nos bras tremblaient de fatigue nerveuse, nous avions froid alors que juin de cette année-là était brûlant. Cette humidité, ce tremblement, il les a encore en lui, aujourd’hui. La douleur était à vif. Nous avions commencé à nous aimer mais, aussitôt !, cela s’arrêtait. À cause de lui ! Il voulait tout. Partir au Japon et que je parte avec lui, loin de Łódź, de l’Atelier K et du Teatr Logos où je débutais, il voulait que nous nous mettions dans la même valise, et que nous nous transportions là-bas avec notre amour. S’il avait pu ajouter Łódź dans la valise, il l’aurait fait. Nous arrachions le papier peint de nos murs. Des lambeaux, des aigrettes restaient par ci, des pans entiers par là, le sol était couvert de billets à l’encre délavée par nos pleurs. Notre premier grand chagrin d’amour. Dessous, derrière, il y avait Łódź, nos familles, nos amis, les usines vides. Nous devions nous séparer, la décision avait été prise bien avant ces soirs d’été, lorsque j’étais venue ici pour la première fois, friche industrielle Kozlowski, atelier K, pousser la porte du Teatr Logos, lorsque Witold avait eu au téléphone un chasseur de tête de la Bank of Japan. Witold savait les équations, les théories, les modèles… Mais il ne savait pas le choix. Il ne savait pas partir. Quitter Łódź. Me quitter. Alors il pleurait et nous nous disputions.

Aujourd’hui, vingt ans plus tard, la troupe du Teatr Logos ne viendra pas répéter. Witold peut attendre devant l’Atelier K, il n’y aura plus de motos qui remonteront l’allée, passeront entre les bâtiments abandonnés, s’arrêteront ici, des casque ôtés libérant des chevelures de garçons et de filles de notre âge. L’Atelier K est vide, le Teatr Logos s’est installé dans un bâtiment de pierre au centre ville.

Witold n’a pas réussi à voir la fauvette, il retourne s’asseoir. Sort un carnet de sa veste. Un crayon. Ainsi donc, il dessine toujours. Il tourne la tête vers la fresque.

Ses yeux fixent les miens.

Sa main trace un trait. Un autre. Il dessine.

Witold n’aurait pas dû revenir. Je suis une illusion, une trace sur un mur, quelque chose qui retient en arrière, cela s’appelle le passé, un apitoiement sur soi-même, un remords, c’est un soir d’été, c’est Łódź, la fin de l’enfance, un tricot d’odeurs de cheveux, la neige des hivers, les grincements des tramways avenue Kościuszki, les répliques des répétitions résonnant dans l’Atelier K, quelque chose de tellement plus complexe et tenace que les systèmes financiers auxquels Witold consacre sa vie. Mais il a eu besoin de revenir.

La nuit tombe. Des phares grossissent dans l’allée entre les bâtiments de la friche. Un instant, il peut se donner l’illusion qu’il s’agit d’amis venant nous rejoindre. Nous boirons des bières et nous fumerons et tout à l’heure nous repartirons dans Łódź, au Krag, à la Sesja Tawerna ou au Piwiarnia Warka.

Le pinceau des phares décrit un arc de cercle, éclaire Witold, puis la fresque. Il marche vers le taxi, s’installe à l’arrière. La voiture repart.

Demain à l’aube, les artificiers trufferont ces bâtiments d’explosifs. Les bulldozers suivront, poussant le passé de leur lame neuve. Une zone commerciale sera construite. Witold a-t-il retrouvé ce qu’il a laissé ici, il y a vingt ans ? Ou au contraire est-il venu y abandonner quelque chose à jamais ? Les feux arrières du taxi s’éteignent, la fauvette a repris ses trilles dans les acacias.

Gilles BERTIN

Photo : Mathieu Neuville, avec son autorisation

La galerie de Mathieu sur Flickr : www.flickr.com/photos/labodeguita/with/5582151483

Mathieu a illustré un autre de mes textes : https://www.lignesdevie.com/2012/05/a-2-pates/

 

« Dans les deux bras du fleuve » dans Rue Saint Ambroise

Revue Rue Saint Ambroise
Revue Rue Saint Ambroise n°30

Elle s’appelle Moskova :

Quand il part pour son travail, avant de franchir la porte sur la rue, il jette un coup d’œil panoramique. Moskova n’est pas là. Et merde !… Ne pas être inquiet… Elle a déjà dû faire connaissance avec les animaux du cirque. Elle va être bien ! Les chiens, c’est fait pour vivre dehors, avec d’autres animaux, pas vautrés dans un couffin. Il consulte l’écran de son téléphone. Ce que j’ai fait est dégueulasse, se dit-il en pianotant son premier message de la journée à l’intention d’Hélène. Plus tard, une autre pensée le rassure : Mosko n’est pas con, si ça se trouve, elle a compris pour Hélène et moi !

Suite (et début) dans la Revue Rue Saint Ambroise n°30, en compagnie de 16 autres nouvelles. La nouvelle s’intitule Dans les deux bras du fleuve, elle pourrait s’appeler Quand Moskova attend (merci Danielle).

Rue Saint Ambroise publie uniquement des nouvelles, oui ! Depuis 1999. Revue que vous pouvez lire en l’achetant, vous abonnant, faire lire en l’offrant à cette Noël, ici : http://ruesaintambroise.weebly.com/-acheter-la-revue.html

Cher Johnny dans Dissonances

Extrait :

Cher Johnny

T’es mort alors je peux t’écrire, tu liras jamais cette lettre et donc elle t’embêtera pas parce que t’étais comme moi, un grand pudique. Je t’ai aimé en secret, à distance, j’ai jamais cherché à te le faire savoir. Tu m’as rien dédicacé, j’ai pas voté pour toi à la télé, j’ai pas fait le pied de grue devant des hôtels pour être à tes côtés dans une photo. Ce que tu me donnais non seulement me suffisait mais était tellement plus vaste que moi ! J’ai toujours su que je pouvais compter sur toi.

Suite dans le nouveau numéro de la Revue Dissonances. Il sort pour le Salon de la Revue. Celui-ci se tient  du vendredi 12 au dimanche 14 octobre, Espace des Blancs-Manteaux à Paris. Il y aura aussi Brèves, Rue Saint-Ambroise, Borborygmes. J’y serai vendredi soir.

Comment !… vous ne connaissez pas Dissonances ?!… C’est une revue de création littéraire qui ne la joue pas dans le «normal». Chaque numéro curette un thème avec une vingtaine de regards légers, graves, provocants, noirs, absurdes, profonds, décalés… Cette fois-ci, après « entrailles », « idiot », « maman », « le vide », « rituels » : « superstar ».

Revue Dissonances n°23, 4 ou 5 euros, en librairie, par correspondance ou téléchargement : voir la page Où trouver Dissonances