Histoire de réussir, Russel Banks — Fragments 428 et 439

Fragment 439, Bois Saint-Romain
J’arrivai à un stop, jetai un coup d’œil dans le rétroviseur et je vis mes propres yeux qui me regardaient. Seulement, pour la première fois, ce n’étaient pas mes yeux mais ceux de mon père, les yeux bleus d’un homme adulte, effrayé et secret, furieux et hantés par la culpabilité, un regard dont avait disparu toute trace d’innocence. Et instantanément ils devinrent les yeux de l’espèce entière, appartenant tout autant à Art et à Donna qu’à mon père et à ma mère, au père et à la mère d’Eleanor Hastings, et même, enfin, à moi et à la femme que j’avais l’intention d’épouser. Je vis à ce moment que je pouvais infliger chacune des terribles blessures dont ils avaient souffert, et que je pouvais souffrir de chacune des terribles blessures qu’ils étaient capables d’infliger — abandon, trahison, duperie, tout cela. Nos péchés nous décrivent et nos interdits décrivent nos péchés. Je le savais, j’avais bafoué chacun de mes interdits. J’étais un être humain aussi, enfin, et pas des meilleurs non plus, plus simple, plus bête, moins imaginatif que les bons.

Fragment 428, Bois Saint-Romain
Le souffle me quitta, puis revint, et immédiatement mon esprit s’emplit de rêves de fuite. Voilà le genre d’homme que j’étais. Je retournerais à l’appartement, jetterais dans ma voiture mon sac et les quelques affaires que j’avais déjà préparées, encaisserais un chèque en bois à l’épicerie du coin et je prendrais la direction du nord, la Géorgie et les Caroline, ou mieux j’irai à l’ouest, dans des endroits comme l’Arkansas ou l’Oklahoma, des régions où s’évanouissent depuis des siècles les tueurs américains, fuyant moins les lois qu’eux mêmes.


Russel Banks, Histoire de réussir, traduit de l’américain par Pierre Furlan et Pascale Musette, éd. 10/18, parution 2000 (première parution chez Actes Sud en 1994), parution en langue anglaise en 1986 sous le titre Success Stories.

Photos : Gilles Bertin, fragments 439 (en haut) et 428 (en bas)

Lâchons les chiens, Brady Udall — Atelier fragments 530 et 522

Atelier-fragment-530

Goody Yates était dans un triste état. Il titubait au bord de la route, les épaules voûtées, la bouche en sang, la tête cotonneuse et les tempes battantes. Il souffrait et délirait. Il ignorait où il se trouvait, ce qu’il faisait, il savait à peine qui il était. Par contre, il savait que si la douleur qui lui embrasait le crâne, pareille à une bête crachant le feu, ne diminuait pas bientôt, il allait se jeter sous les roues de la première voiture qui passerait pour en finir une bonne fois avec cette vacherie.

Lâchons les chiens, Brady Udall
(premières lignes de la nouvelle éponyme)

Atelier fragment 522


Lâchons les chiens, Brady Udall, éditions 10/18, parution française 1998

Photos : Atelier fragment 530 & Atelier fragment 522, Gilles Bertin

L’atelier, fragment 7120

L'atelier, fragment 7120

« Il y a et il y a eu et il y aura un nombre infini de choses sur terre. Des individus tous différents, souhaitant tous des choses différentes, connaissant tous des choses différentes, aimant tous des choses différentes, ayant tous une apparence différente. Tout ce qui a été sur terre a été différent de toutes les autres choses. C’est ce que j’aime : la différenciation, le caractère unique de toute chose et l’importance de la vie… Je vois quelque chose qui semble merveilleux ; je vois la divinité dans des choses ordinaires. »

Diane Arbus
Dissertation sur Platon, séminaire d’anglais, Fieldston School,
28 novembre 1939


Photo : L’atelier, fragment 7120 — Gilles Bertin

Israël Horovitz, Courtes pièces inédites — Avignon 2015

Israel Horovitz pièces courtes

Quatre pièces inédites courtes d’Israël Horovitz à Avignon, au Théâtre du Verbe Fou, jusqu’au 26 juillet. Format idéal pour le découvrir, c’était mon cas ce matin, rendez-vous depuis longtemps remis. Une très vieille femme cherche son chat dans Cat Lady. Comme lui, elle a eu au moins neuf vies. Son premier mariage à 16 ans et son enfant mort-né. Mariage annulé. C’est la propre histoire quasiment de Horovitz telle qu’il la raconte à propos d’une autre pièce courte — La Marelle — dans la préface de Dix pièces courtes :

J’avais 17 ans ma petite amie qui en avait alors 16 est tombée enceinte. Nous avons demandé conseil à nos parents. Dans la semaine qui suivit, ils ont organisé une cérémonie de rabbi et de noces. Six mois plus tard, le bébé est né avec une malformation des poumons. L’enfant a lutté durant 11 jours avant de mourir. Nos parents ont acheté un petit cercueil en béton et ont arrangé son enterrement dans une tombe sans inscription. J’ai senti que beaucoup d’adultes autour de nous était d’une certaine façon soulagés de voir le pêché effacé. Nous sommes restés mariés pendant quelques mois, sans savoir pourquoi ni l’un ni l’autre. Une nuit, nous avons fait chambre à part. […] Mon père, alors jeune avocat enthousiaste, arrangea l’annulation de notre mariage. Qu’est-ce que ça veut dire ? j’ai demandé. Mon père m’expliqua que l’annulation était une manière légale d’effacer le mariage des livres officiels comme s’il n’avait jamais eu lieu. Le mariage disparut… simplement, rapidement, légalement. Avant ce tour de magie, je ne me souviens pas d’avoir discuté de cette affaire avec mon père. L’écriture de La Marelle était une façon pour moi de réinscrire ce mariage dans les livres officiels. Ainsi, La Marelle résonne comme quelque chose de terriblement vrai. Et oui, je sais que c’est affreux cette manière nous nous, les artistes, nous prenons des événements de nos vies, nous les blanchissons, les reformons ; comme les étendons aux regards de tous sur des fils ô combien publics.

Extrait de la préface de Dix pièces courtes

Cette très vieille dame aura comme son chat égaré de nombreuses autres vies dont une au moins très réussie. Comme l’interprétation de Marie-Gaëlle Janssens-Casteels au service de l’humour, de la vacherie et de la tendresse d’Horovitz. Impossible d’en dire plus de l’histoire sans la spoiler. Par contre, il est possible de dire la féroce énergie qui se dégage de cette vieille femme à la recherche de ce chat si têtu, si déterminé à vivre sa propre vie, lui aussi.

Dans Le cadeau promotionnel, une jeune femme (Laurence Briand) semble être venue vendre une assurance–vie à une bourgeoise (Marie-Gaëlle Janssens-Casteels) d’un quartier résidentiel de New–York. Son mari est mort. Ils avaient adopté un enfant. Les deux femmes font connaissance prudemment. On devine qu’il ne s’agit pas d’assurance–vie. Un spectaculaire rebondissement au milieu de la pièce remet tout en question entre elles. Comme dans la pièce précédente, il est question de vie. De naissance. De maternité, de paternité. De quoi nourrissons-nous nos vies ? d’autres vies ? Horovitz parle du temps, de la vie. Surtout du temps de la vie. En mettant une loupe aux endroits essentiels. Confrontation de deux femmes autour d’un enfant à travers ces deux actrices.

La mise en scène de Bernard Lefrancq est simple et efficace, sans gras, comme l’écriture de Horovitz. Avec des actrices qui tracent des rosaces invisibles sur la scène, enchevêtrées et brillantes comme des traces d’escargot. Marie-Gaëlle Janssens-Casteels et Laurence Briand jouent très bien. Il reste jusqu’à dimanche pour les voir dans ces pièces et découvrir ces textes inédits d’Israël Horovitz. Avec en prime quelques uns de ces poèmes.


Infos pratiques : tous les jours à 10h45 jusqu’au 26 juillet, Théâtre Le verbe fou par la compagnie du même nom, 95 rue des Infirmières, Avignon — Réservation : 04 90 85 29 90 — 20 € Plein Tarif – 14 € Tarif carte off – Site web : Le verbe fou Festival 2015

Dix pièces courtes, Israël Horovitz, éd. Théâtrales, 288 pages, ISBN 978-2-84260-249-9 — Prix, 22,5€ — Nota : les 4 pièces inédites jouées ici ne figurent pas dans ce recueil.

Chroniques martiennes

Chroniques martiennes - Dyptique #381 #382

AOÛT 2002

Rencontre nocturne

 

Avant de s’engager dans les montagnes bleues, Tomás Gomez s’arrêta pour prendre de l’essence à la station isolée.
— Tu te sens pas un peu perdu ici, petit père ? dis Tomás.
Le vieil homme essuyait le pare-brise de la camionnette.
— Je ne me plains pas.
— Ça te plaît, Mars, petit père ?
— Tu parles. On y voit toujours du neuf. Quand je me suis décidé à venir l’an dernier, j’étais prêt à ne rien attendre, à ne rien demander, à ne m’étonner de rien. Il faut qu’on oublie la Terre est ce qui s’y passait. Regarder autour de soi, ici, voir comme tout est différent. […]

— T’as raison, vieux, dit Tomás, ses mains tannées posées sur le volant. Il se sentait en forme. Il venait de travailler dans l’une des nouvelles colonies pendant dix jours d’affilée et maintenant il avait deux jours de liberté et se rendait à une petite fête.
— Rien ne peut plus m’étonner, dit le vieux. […] Tu sais ce que c’est, Mars ? Pour moi, c’est un truc qu’on m’a donné à Noël, il y a soixante–dix ans, t’en a peut-être jamais vu — ça s’appelait un kaléidoscope, des bouts de verre ou de tissu, des perles, avec des chouettes couleurs. On tenait ça ça dans le soleil et on regardait à travers. Ça te coupait le sifflet. Tous ces dessins que ça faisait. C’est comme ça, Mars. Faut en profiter. Prendre le pays comme il est. Bon sang ! tu te rends compte que cette route, ici, a été construite par les Martiens il y a près de deux mille ans et qu’elle est encore en bon état ? Bon. Ça fait un dollar cinquante. Merci et bonne nuit.
Thomas démarra et partit le long de la vieille route, un sourire tranquille aux lèvres.

Chroniques Martiennes, Ray Bradbury (extraits)


Chroniques Martiennes, Ray Bradbury, première parution en 1954, éd. Denoël, collection Présence du futur, traduction de l’anglais (États-Unis) par Jacques Chambon et Henri Robillo

Dyptique : Chroniques martiennes #381-382, Gilles Bertin — À gauche Gaz d’Edward Hopper, à droite Traces du robot Spirit (source : Wikimedia)  sur les pages 118 et 119 des Chroniques Martiennes. Technique : cyanotype.