Hallucination

« Durant quelques mois, vers la fin de l’adolescence, Jean-Benoît Hépron éprouva de grandes difficultés à s’endormir. Chaque soir, il demeurait allongé sur le dos, sentant entre ses omoplates le drap devenir moite au fil de la nuit qui avançait mutique, des espèces de baudruches multicolores se dilataient directement à l’intérieur de son cerveau, prenant progressivement la taille de montgolfières, repoussant ses globes oculaires contre ses paupières qu’il maintenait obstinément fermées pour tenter malgré tout de s’endormir, jusqu’à ce qu’en n’en pouvant plus, il les ouvre pour chasser ces images oppressantes. Les ballons revenaient chaque soir l’envahir, dans un silence qu’il ne connut plus jamais ensuite, repoussant toute autre pensée que la conscience hypertrophiée d’eux-mêmes, il devenait ces ballons, son cerveau tassé et fuyant entre les plaques de sa boîte crânienne, souillant la taie d’une gelée flaccide.

Cela cessa brusquement. Et, comme tout changement qui affecte l’être en positif, Jean-Benoît Hépron oublia aussitôt ces hallucinations. Si on les lui avaient racontées, il en aurait été étonné. Elles n’avaient jamais eu lieu, elles étaient devenues totalement, absolument et définitivement imaginaires. »

Jean-Benoît Hépron, Autofictions

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Photo : Gilles Bertin, mars 2017

Promenade en amoureux dans l’or de ce tantôt

Ensemble, ils vont à lente allure au milieu de la promenade sablée, entre les deux rangées d’arbres, troublés une fois seulement par la chute d’une plaque d’écorce, droit devant eux. Ils s’arrêtent, lèvent la tête, considèrent les larges ocelles ocres des maîtresses branches, vingt mètres au-dessus d’eux. Il se tourne vers son épouse, elle a le visage incliné vers le ciel, cheveux en arrière, dans une tache de soleil mouvante comme de l’eau. Quand elle découvre qu’il la regarde, ils ont de concert un petit rire qui s’en va devant eux entre les fûts clairs des platanes tel des vers de Trenet. La promenade se termine par un muret. Ils le longent puis s’engagent dans l’escalier qui mène à la rivière. Alors qu’ils vont disparaître, éclate à l’autre bout de la promenade une musique qui les fait s’arrêter et se retourner. Un sourire naît sur leurs visages. Se regardant, ils éclatent d’un rire d’enfant.

A image of the sun on Earth, par Ly-Lee — http://fav.me/dwum26An image of the sun on Earth, par Ly-Lee

À une fenêtre à l’étage de la salle des fêtes, Joël demeure rêveur,  regardant encore à l’autre bout de la place l’escalier par où ses parents viennent de disparaître. Il manipule son appareil photo pour examiner les clichés qu’il vient de prendre. Il les regarde une deuxième fois puis descend vers la musique qui vient de commencer dans la salle des fêtes. La vie est belle, dit-il à haute voix dans l’escalier.

embrace by PumpkinMelody - http://fav.me/dh3f35Embrace, par PumpkinMelody

Le long de la rivière, ils rencontrent de gros cailloux, des pierres roulées du talus, des ornières creusées par des engins agricoles. Il lui donne la main pour l’aider et elle le remercie de ce petit hochement de tête oblique qu’elle ne donne qu’à lui. Le chemin a été dur et ils ont peiné pour en arriver là. Pourtant, quand ils se retournent, leurs yeux ne distinguent plus ni trou ni ornière derrière eux, ils ne voient plus du chemin que les haies attentives penchées sur les deux bandes de terre ocre parallèles, les ombres quiètes des arbres et, dans l’auge constituée par les parois des haies, le liquide doré du soleil où nagent des nuées scolaires de moucherons, de larges papillons aux ailes galonnées de capitaines et des libellules venues de la rivière au corset couleur de tanches.

À un tournant, un arbre tombé en travers du chemin leur barre la route. Il est si vaste que ses branches vont jusque dans la rivière. Elle s’adosse au tronc couché qu’il caresse un instant de la main comme si c’était elle, allongée.

— Tu te souviens ? lui demande-t-elle.

— Nous n’étions pas mariés.

Vu d’en-dessous, le feuillage de l’arbre a le vert des feuilles des saules et ressemble aux taillis qu’une tempête aurait couchés. On a envie d’y passer la main et de l’oublier dans l’épaisseur touffue. Ce désir, ils l’ont en même temps, ils lèvent la main vers le visage de l’autre et, d’un mouvement tournant, elle continue vers la nuque de son mari, l’attire à elle, et quant à lui, il descend sa main sur l’épaule à demi dénudée, descend encore et l’appuie sur le tronc et fait de même avec l’autre, et des deux mains maintenant il est appuyé sur le tronc et elle est emprisonnée entre le tronc, le torse et les bras de son mari. Elle lui tient la nuque et l’attire jusqu’à ce que leurs visages soient si proches qu’ils voient dans les yeux de l’autre les petites taches dans l’iris et alors ses mains reviennent de la nuque au visage de son mari qu’elle serre tout entier dans ses paumes et elle pose sa bouche sur la sienne et, quittant le jour, l’arbre et le chemin, elle ferme les yeux, se rejoignant elle-même.

— C’était exactement comme ça, lui dit-il.

— Oh oui ! répond-elle.

Atomi imprastiati de soare par Ly-Lee, http://fav.me/dwz6nqAtomi imprastiati de soare, par Ly-Lee

On a poussé les tables contre les murs, balayé les boulettes de papier et les serpentins dans un coin, on danse. Quelqu’un met, « C’est la chenille qui se prépare / En voitur’ les voyageurs / La chenill’ part toujours à l’heure / Accroch’ tes mains à ma taille. »

— Il faut qu’ils dansent avec nous !

— Mais ils ont disparus !

— Où sont-ils ? Il faut les retrouver !

my SECRET by let-it-di - http://let-it-di.deviantart.com/art/my-SECRET-79883108My SECRET, par let-it-di

Ils contournent l’arbre. Le chemin rejoint la berge et ils marchent main dans la main, dans le bruissement de l’eau. Des toiles d’araignées palpitent dans les buissons, les bords du chemin sont couverts d’une herbe fine comme cheveux. Elle se baisse pour la caresser.

Elle le regarde dans les yeux, « Nous avons fait l’amour sur cette herbe. »

Il l’attire contre lui, « Ma chérie. »

ghosts by PumpkinMelody - http://fav.me/dosxlrGhosts par PumpkinMelody

— Viens, dit Joël à Laurence, je sais où ils sont.

— Mais les autres ?

— Ne leur dit rien surtout. Viens !

excuse me by PumpkinMelody - http://fav.me/dog7cjExcuse me, par PumpkinMelody

Il lui montre de l’autre côté de la rivière le mur neuf entourant la prairie qui s’emplira dans les années à venir de tombes, prenant la suite de l’ancien cimetière au pied de l’église. Leur caveau est déjà ici, grès moucheté de bleu.

— Notre château, dit-il avec un sourire moqueur.

Le chemin s’enfonce à nouveau dans les arbres. Ils marchent si près l’un de l’autre que l’on ne distingue entre eux qu’une fente de jour flottant dans la lumière de la forêt au gré de leurs pas, fente si étroite par moments que la couleur de leurs vêtements se mêle alors en une couleur nouvelle et hésitante, opacifiée par la lumière du chemin et nimbée de feuilles et d’écorces et de ciel.

Fading away like... by Viscosa - http://viscosa.deviantart.com/art/Fading-away-like-104570848Fading away like…, par Viscosa

Quand ils les ont aperçus au loin dans le chemin, Joël et Laurence se sont arrêtés.

Maintenant, ils les regardent s’éloigner lentement sur le chemin qui s’insinue entre les arbres et la rivière si doucement qu’au bout on ne sait plus lequel est l’un, lequel est l’autre, et que, renonçant à les démêler, on les unit en une seule personne.

— Tu crois que tu fêteras tes noces d’or, toi ? demande Laurence à son frère.

— Je les aime tu sais, dit-il.

pola 34 by osquibb - http://osquibb.deviantart.com/art/pola-34-72626423Pola 34, par osquibb

Parmi les acacias en fleur sous lesquels ils vont, elle soulève sa main entraînant avec elle la main de son mari pour l’appuyer sur son cœur.

— Tu sens ?

Il incline à demi la tête. Ses narines une seule fois se gonflent, puis il souffle doucement par ses lèvres entrouvertes, et l’air qui en sort ne fait pas plus de bruit qu’eux s’éloignant sur ce chemin, si doucement qu’il leur faut un long temps pour se fondre l’un en l’autre, pour constituer une silhouette complètement unie. Ils sont une flamme de bougie dans une atmosphère à peine troublée parfois par la brise venue de la rivière, et ce mouvement les rapproche encore.

Longtemps, leur fille et leur fils les regardent s’éloigner entre les arbres, devenir un doigt, puis une brindille, une graine, se fondant peu à peu au chemin.

Gilles Bertin


Texte publié initialement en 2011 lors de Vases communicants avec Jean-Yves Fick sous le titre Nous n’étions pas mariés.

Toutes les images (photos, polaroïds, collages) sont des créations d’artistes partagées sur DeviantArt, l’occasion de vous faire connaître ce remarquable lieu. Leurs références :

Rencontre avec Ruberto Sanquer pour la sortie de « L’aura noire » samedi 28 janvier à la Halle Saint-Pierre à Paris

Ruberto Sanquer aime ses personnages. Les plonger dans des univers luxuriants, de la plus haute fantaisie. Les confronter à des dangers immenses. Qui dépassent leurs capacités, elles et ils sont bien trop jeunes pour de telles tâches. Mais… à vrai dire… Ruberto Sanquer ne les laisse pas seuls. Penchée sur leur destin, elle a pour elles et eux, une très profonde empathie. Qui a fait battre mon cœur de lecteur. Fan ou non de fantasy, on est pris.


Rencontre avec Ruberto Sanquer le samedi 29 janvier 2017 à 11h30 à la Halle Saint Pierre, au pied du Sacré-Cœur. 


Extrait de L’aura noire :


L’aura noire, Ruberto Sanquer, éditions Scrineo, Parution : 26 janvier 2017, ISBN : 978-2-3674-0456-1, 352 pages, 17,90€

 

 

Portrait de François, ton voisin de bureau — La Femelle du Requin n°46

La revue La femelle du Requin publie dans son n°46 mon texte Portrait de François, ton voisin de bureau. Texte écrit en 2000 et 2016, vous comprendrez pourquoi en le lisant. Un extrait et où se procurer la revue.

Rencontre vendredi soir 4 novembre à La maison de la Poésie à Paris autour d’un des auteurs auquel est consacré ce numéro, Éric Vuillard. J’y serai.

La femelle du requin n°46

Extrait de Portrait de François, ton voisin de bureau :

Vous étiez une dizaine d’hommes, chacun examinait chaque jour des centaines de lignes de code conçues vingt ans plus tôt dans un langage informatique obsolète, le COBOL. Vous n’aviez pas le moindre espoir de terminer cette tâche écœurante avant les derniers jours de l’année 1999. Le temps se déroulait, uniforme et monotone comme le ruban d’un rouleau de papiers toilette, mesurable à la seule aune de vos pauses café et déjeuner.

François a passé l’an 2000. Il est de ces deux siècles, le vingtième et vingt-et-unième, évaluable, mesurable, prévisible, de la taille exacte d’une cellule Excel, additionnable, multipliable, fractionnable. Chaque jour dans son fauteuil, il continue d’accomplir sa part, il travaille sur d’autres correctifs logiciels, tant d’autres crises ont éclaté depuis le bug de l’an 2000, la bulle Internet, la grippe aviaire, les subprimes, le krach de 2008, la dette grecque.

La Femelle du Requin a vingt ans. Revue française de littérature créée en 1995 par des étudiants de Paris III. Trois numéros par an sont publiés autour d’un thème et d’un ou plusieurs auteurs ainsi que des contributions extérieures (fictions, poèmes, illustrations NB…). Pour le n°46, Éric Vuillard et Antoine Volodine.

Où trouver La Femelle du Requin ?

  • En librairie : voir la liste à Paris (une trentaine dont L’écume des pages, La Hune, Comme un Roman, Le Merle moqueur), Lyon (Le bal des ardents), Toulouse (Ombres Blanches, Oh les beaux jours), etc.
  • En PDF (sur tablette, magnifique mise en page) : ici

Le site web de la revue : http://lafemelledurequin.org

 

la vie [mur Mauer wall] bruyante

Il se leva brusquement et se mit à courir, fonçant dans le mur, sa tête sonna contre avec un bruit terrible, et il s’écroula au pied, un trou dans le crâne d’où s’échappa une coulée brillante qui s’obscurcissait à mesure qu’elle se mêlait à l’herbe sous lui.

Mardi 6 septembre, le gouvernement britannique a confirmé la construction d’un mur de part et d’autre de la rocade menant au port de Calais. “Nous avons construit des clôtures, désormais nous construisons un mur”, a déclaré Robert Goodwill, secrétaire d’État chargé de l’Immigration du Royaume-Uni. Prévu pour s’étendre sur 1 kilomètre, l’ouvrage coûtera 2,7 millions d’euros au Royaume-Uni, qui a promis d’en financer la construction. Il complétera les dispositifs existants pour empêcher les migrants de monter à bord de camions à destination de l’Angleterre.
Mardi 6 septembre, le gouvernement britannique a confirmé la construction d’un mur de part et d’autre de la rocade menant au port de Calais. “Nous avons construit des clôtures, désormais nous construisons un mur”, a déclaré Robert Goodwill, secrétaire d’État chargé de l’Immigration du Royaume-Uni. Prévu pour s’étendre sur 1 kilomètre, l’ouvrage coûtera 2,7 millions d’euros au Royaume-Uni, qui a promis d’en financer la construction. Il complétera les dispositifs existants pour empêcher les migrants de monter à bord de camions à destination de l’Angleterre.
Eugen Gabritschevsky
Eugen Gabritschevsky, gouache sur papier, vers 1947

L’art ne peut être si bien servi que par une pensée négative. Ses démarches obscures et humiliées sont aussi nécessaires à l’intelligence d’une grande oeuvre que le noir l’est au blanc. Travailler et créer « pour rien » sculpter dans l’argile, savoir que sa création n’a pas d’avenir, voir son oeuvre détruite en un jour en étant conscient que
profondément cela n’a pas plus d’importance que de bâtir pour des siècles, c’est la sagesse difficile que la pensée absurde autorise. Mener de front ces deux tâches, nier d’un côté et exalter de l’autre, c’est la voie qui s’ouvre au créateur absurde. Il doit donner au vide ses couleurs.

In « Le mythe de Sisyphe » A. Camus. éd. Gallimard 1942, cité par Gil Bensmana dans sa série de collages Éloge de la fuite série de collages sauvages sous forme de tentatives de fuite (avec arrestations), Gil Bensmana

Eugen Gabritschevsky, 1923 - La vie était bruyante et elle est partie
Eugen Gabritschevsky, 1923 – La vie était bruyante et elle est partie

Tant que mes jambes me permettent de fuir, tant que mes bras me permettent de combattre, tant que l’expérience que j’ai du monde me permet de savoir ce que je peux désirer, nulle crainte : je puis agir. Mais lorsque le monde des hommes me contraint à observer ses lois, lorsque mes mains et mes jambes se trouvent emprisonnées dans les fers implacables des préjugés, alors je frissonne, je gémis et je pleure. Espace je t’ai perdu et je rentre en moi-même. Je m’enferme au faîte de mon clocher où, la tête dans les nuages, je fabrique l’art, la science et la folie.

Henri Laborit dans Éloge de la fuite, cité par Gil Bensmana dans son travail Éloge de la fuite série de collages sauvages sous forme de tentatives de fuite (avec arrestations), Gil Bensmana

Le droit de construire un mur


Citations

Le titre de ce billet est inspiré d’une inscription au dos d’une œuvre d’Eugen Gabritschevsky (ci-dessus) exposée à la Maison rouge jusqu’au 18 septembre 2016 : « La vie était bruyante et elle est partie »

Texte liminaire : nouvelle en cours d’écriture, Gilles Bertin

Les autres textes sont tirés de : Éloge de la fuite série de collages sauvages sous forme de tentatives de fuite (avec arrestations), Gil Bensmana — sur le site web de l’artiste

Images

#1 : copie d’écran de Courrier International, 8 septembre 2016

# 2 et 3 : Œuvres d’Eugen Gabritschevsky : Exposition à La Maison Rouge, Paris du 8 juillet 2016 au 18 septembre 2016 — sur le site web de la Maison rouge

# 4 : Le Monde avec AFP, 31 août 2016 — sur le site web du Monde

À lire

Murs et frontières, revue Hermès, 2012/2 (n° 63) — revue Hermès consultable en ligne