Vases communicants avec Anna de Sandre

Anna de Sandre m’a invité pour ces Vases communicants d’août (le premier vendredi de chaque mois, des auteurs s’invitent dans un échange de textes sur leur blog). J’ai accepté aussitôt, j’aime son écriture sans morale ni fanfreluche, « couillue » et sensuelle. Vous pouvez me lire ici, sur le site d’Anna.

Voici donc :

L’essayage

de Anna de Sandre

.

C’était à la fois étrange et reposant de glisser dans ses vêtements, de les essayer un à un en remontant le décolleté d’un col en V sur mes seins trop gros ou en tournant une jupe un peu flottante à ma taille. Ses chaussures étaient entassées sans distinction dans un sac poubelle. Je chaussais deux pointures au-dessus et ne souhaitais pas les donner à quiconque.

Un peu de givre sur la fenêtre durcissait avec la fin de la journée et ma respiration sortait en volutes dans la chambre comme d’une opportune cigarette. Les radiateurs éteints depuis ces jours derniers ne m’indisposaient pas. La succession des essayages laissait même une fine sueur sur le haut de mon corps qui alourdissait l’odeur de mon parfum. J’enchaînais les gestes devant les glaces de l’armoire avec rapidité, non pas à la sauvette mais sous l’impulsion d’une frénésie. Je n’attendais rien de mon reflet qui renvoyait mon image affublée de ses fringues. Juste mon sourire dont je ne savais plus s’il était victorieux ou gêné, un peu des deux je crois, en remarquant les moitiés de son lit que je partageais en me tenant debout trois pas devant. J’avais baisé sur sa couette en satin avec un voisin qui n’en demandait pas tant après m’avoir aidée à porter quelques-uns de ses meubles à la déchetterie. Je n’avais pas osé aller jusqu’à ouvrir sa couche pour me tordre et hurler dans ses draps inchangés depuis qu’on l’avait enlevée.

C’était la semaine précédente seulement et j’avais l’impression de rouvrir sa chambre après avoir vécu une longue vie loin de son appartement, ailleurs que dans cette ville où j’avais enchaîné des jobs lamentables pour l’entretenir et lui payer ses putains de médicaments.

Son téléphone bleu, assorti au monochrome de la chambre, prenait la poussière. Elle fut la seule à s’en servir, rarement. En entrant ici, on faisait rapidement le tour de ses possessions, de ses propriétés. Un territoire petit et mal entretenu qu’elle quittait à regret, pressée par tout ce qui pour elle était une obligation. La décence lui interdisait tout juste le pot de chambre et la toilette de chat, et je la croisais quelquefois dans ses peignoirs et ses robes de chambre. Rarement vêtue pour sortir. J’étais sa meilleure domestique et j’expédiais ses affaires courantes sans jamais faillir, j’avais trop peur d’en mourir.

Les cloches de Saint-Bénigne sonnèrent l’heure. J’adressai un adieu muet au téléphone, au lit et aux miroirs qui me montraient dans son manteau-redingote favori d’un agréable vert bouteille, je humai un reste de son parfum à l’ylang-ylang accroché sur son pull à col-boule en cachemire gris perle et je sortis de mon sac à main un échantillon de bois de cade pur jus que j’ouvris et répandis par frottements sur le chambranle de sa porte. Il chasse les sorcières à tous coups et je ne souhaitais pas qu’elle me jouât un nouveau tour, même à présent que je l’avais vaincue.

L’oncle Jacques, impatient de se recueillir une énième fois au pied de son lit, apparut dans l’embrasure.

L’effroi lisible sur son visage fut une nouvelle victoire.

Anna de Sandre

Mon texte La lame est ici, chez Anna.

A la découpe

Suivez-moi avec ma tronçonneuse ! Elle coupe bien la garce. Modèle récent, fibres de carbone, batterie lithium-ion, ultra-légère. Avec elle je peux courir, monter, descendre ruelles et passages de la ville. Parce que, où j’opère, ça grimpe, c’est les pentes, la colline, l’ancien quartier canut, faut en être, 1831, 1834, 1848, ça vous dit quelque chose ?

Je m’agenouille sur le ciment, je presse l’interrupteur. La lame tourne si vite qu’elle semble immobile. A peine audible. Jusqu’à ce qu’avec son tranchant feutré j’effleure le bitume. Là, ma petite garce chérie crie.

Elsa et Ève surveillent. Chacune son bout de rue pendant que j’avale la poussière. La machine tressaute. Je la serre ferme. Bras malmenés, doigts blancs sur les deux poignées. Faut faire très vite, le « CSP plus » veille. Le Comité de Salubrité Publique. Partout ses membres. Dans leurs bonbonnières bobos, derrière les fenêtres dépolies de leurs lofts, de leurs crèches poutres apparentes. Les caméras pivotent sur leurs bases dans les globes cuivrés des lampadaires. On nous télé-regarde, on nous télé-veille, on nous télé-télé. Je vous emmerde.

Micro implantation florale, Lyon, Pentes de la Croix-Rousse

Je découpe. Giclées phosphorescentes. La lame s’enfonce. Fumées. Je tousse. Putain ! La lame se bloque ! Je secoue la tronçonneuse. La lame repart. Je vous aurai tous, je mettrai fin à vos règnes d’araignées bitumeuses, bétonneuses, cafardeuses. Vive la découpe !

Relevez-vous frères lobos ! Descendez avec vos couteaux à jambon, vos Laguioles, vos Ikéa cutters. Ne me laissez pas opérer seul.

Le marteau. Je frappe, je tape, je cogne. Encore et encore. Jusqu’à ce que la croûte craque.

Je déblaie les grenailles, le granulat, le concassé, le duraille. Ça part derrière moi, dans les crottes de chien, les enjoliveurs.

Soudain la terre ! Mes doigts dedans. Elle existe dessous la bonne terre. Pas d’attendrissement ! Dégager un rectangle ! VITE ! Elsa ! Ève ! Venez ! Elles accourent avec les godets de plants, le bio engrais, l’arrosoir. Oh vos mains dans la terre mes belles.

Nous remontons la rue avec tronçonneuse et plantoir, nous continuons notre tâche, nous sommes au début, en bas de ces pentes. Nous allons ouvrir des interstices dans la cité.  Les premières fissures. Voilà ce que veut ma tronçonneuse, fouger cette bon dieu de ville.

Texte initialement publié chez Frédérique Martin le 4 septembre 2009 dans le cadre des Vases Communicants et légèrement remanié.

La muselière

« Le système nous veut triste et il nous
faut arriver à être joyeux pour lui résister. »
Gilles Deleuze

Les mains du type sur la sangle de la muselière. Ses doigts aux ongles rongés qui soulèvent l’ardillon, engagent la lanière dans la boucle, tirent, ferment sa gueule au chien. Il lui parle en même temps. Autour, du grillage, un couloir, un clébard dans chaque box. Ils sortent de la société de gardiennage, direction la station de métro. Derrière eux, des traces humides. Les gros chiens, ça bave sans arrêt. Comme les clims de bagnoles. Lui, il a sa tenue de travail, un uniforme à faire peur, genre Allemagne de l’Est avant la chute du mur, affublé d’un écusson démesuré. Ils embarquent dans la rame de métro. Les gens font semblant de rien. Comme si le nazi de série B et la bête malheureuse qu’il tient en laisse étaient transparents. Ou s’ils se déplaçaient dans la quatrième dimension. Chacun son journal, son téléphone, ou absorbé dans la contemplation de ses ongles. Le chien, excité, en surdose de stimulations avec toutes ces odeurs. Aisselles, chaussures, serviettes hygiéniques, barquettes McDo. La moitié de la ville passée là depuis la mise en service du wagon.

Couinement du chien, soudain.

Un jappement court. Qui s’enfonce dans la rame comme une lame. Le type donne un grand coup de poignet sur la laisse, emportant la gueule du chien en arrière. Les passagers regardent – bien obligés – et retournent aussitôt dans leurs téléphones et leurs journaux, comme si de rien. Alors que.

Le chien baisse la tête, vaincu. Fléchit son arrière-train, révélant une tache bleue sur sa cuisse. Un tatouage. On lui a rasé les poils et on l’a tatoué. Un matricule ? La marque de la société de gardiennage ? Lui et ce type ont été des gamins, poil court, peau tiède. Un chiot déconnant avec ses frères. Un nourrisson tétant le sein de sa mère, salive et lait mêlés. Il aurait fallu les tuer juste après. Avant qu’ils ne soient reliés par cette laisse.

Le chien a senti quelque chose dans le wagon. Il a eu peur. Quelque chose qui s’est emparé de nous tous depuis bien longtemps. Il a jappé. La laisse l’a rappelée à l’ordre. Un coup sec. De derrière.

Le fichier

— Il comprend pas ce qui se passe avec le fichier.

Les deux vieilles dames sont assises dans la troisième rangée de fauteuils du wagon. L’une est manifestement un peu gaga, pas finie, elle a le corps tordu, comme souvent les déficients mentaux.

— Il comprend pas ce qui se fasse avec le fichier, répète-t-elle.

— Ils doivent avoir des problèmes, lui explique l’autre.

Le type est avec son téléphone dans le sas d’entrée, il parle très fort.

— Je ne comprends pas ce qui se passe avec ce fichier, répète-t-il une fois de plus.

Les passagers le regardent. La vieille gaga se penche dans l’allée pour le zieuter.

— Pourquoi il comprend pas, fait-elle, il est con ou quoi ?

Mauvais jeux, Nadia Le Roux

Mauvais jeux, Nadia Le Roux
Mauvais jeux, Nadia Le Roux

Pour vous donner le désir de la poésie de Nadia Le Roux, j’ai voulu extraire des pépites de son recueil Mauvais jeux. Mais bernique nique ! Dur dur d’en prendre un ou deux vers isolés. Sa poésie résiste au tronçonnage. Les citations qui suivent sont  des flashes de stroboscope sur une piste de danse. Des éclats furieux et sensuels. Tels dans ce poème qui donne son titre au recueil :

J’ai mal au jeu tu sais
Mal à l’eau qui jaillit tout bas du bas
du ventre

Amer-indien dit plus de nos vies d’aujourd’hui que tous les bulletins d’infos radio ou télé. Premier et dernier vers :

Nos vies coulent sur des tables de fortune.
[…]
C’est seulement un changement de monde.

Dans un long et secouant poème dialogué, Mai, songe et réalité, Nadia Le Roux prend le plein temps de la rencontre avec une des Mères de la Place de mai :

Le châle blanc des mères de la place de Mai, peint sur le sol de  la place de Mai, à Buenos Aires. Image Wikipedia sous Creative Commons
Le châle blanc des mères de la place de Mai, peint sur le sol de la place de Mai, à Buenos Aires. Image Wikipedia sous Creative Commons

Je suis assise devant elle, elle sourit
et me sert un verre de vin, la soirée
est douce, nous sommes allées
visiter la ville auparavant, je suis un
peu fatiguée et elle aussi, elle m’a
montré son foulard blanc et j’ai à ce
moment là eu la nette sensation de
toucher du regard quelque chose
d’important, de trop important pour
moi peut-être.

Ce sont des hommes du même bord qu’évoque Les clowns blancs, des hommes simples, pas des hommes de la société du spectacle :

Une sueur étouffée perle sous les maquillages des animaux
Hommes nains
Les soirs sont souvent lourds d’un air puant d’urine
Brûlant de fatigue invisible.

Nadia Le Roux sait aussi l’amour. L’écrire. Comme dans ce sublime et très court J’ai qui commence par :

Ton chaos infini aux cils
Tes vapeurs et ta sueur en peau
J’ai la raison en ruines.

Nadia Le Roux a reçu de nombreux prix. C’est ainsi que je l’ai croisée au Rencontres 2010 de l’Ecritoire d’Estieugues. Moi, avec Ma Veste, lauréatisée en nouvelles et elle, distinguée par un premier prix des lycéens en poésie. Nadia Le Roux est comme sa poésie, attachante, mouvante, entièrement là, dans le moment présent. Sensible.

Où est ta peau ? Où sont tes mains ?
L’imagination se sauve et je pense à
ma soif.

Mauvais jeux, Nadia Le Roux – Contact sur son site : http://nadlrx.skyrock.com/