Vases communicants avec Christophe Sanchez, C’est de mon pays que je parle

Trois ans ! J’échange pour la deuxième fois avec Christophe, la première était en octobre 2009 (voir son texte et le mien). Le principe des vases communicants ? Deux partenaires qui écrivent l’un chez l’autre le premier vendredi du mois. En cet octobre, Christophe ici, moi chez lui. La liste de tous les échanges est ici, grâce à Brigitte Célérier.

C’est de mon pays que je parle

C’est de mon pays que je parle, tout le temps, depuis le début, c’est de lui que je m’avoue, dans mes mots, dans mon attitude, dans mes certitudes et mes mensonges.

De cette terre, je garde des parfums rares mais pas ceux des dépliants pour touristes amateurs de slogans dépaysant, pas de ceux qui émanent des baratins de tour-operator s’adressant aux marabouts endimanchés accros à la magie africaine bardée de clichés cartes postales.

Non. Moi je garde en mémoire, enkysté en moi, mon putain de pays et mes années rues : les odeurs de suie brune qui damne l’horizon, la touffeur aigre qui s’empare de ta gorge pour mieux la nouer, le mélange du soleil en chape de con et de l’échappement carbone des vieux tacots que la salope d’Europe nous refile par bateaux entiers.

C’est de mon pays que je parle, de la haine que seul le démuni peut connaître face à l’opulence des peuples gras.

Du désespoir que tu craches quand tu vis la rue pieds nus, le bitume années cinquante usé de crevasses brûlantes et la corne que tu dois secréter pour résister à la douleur. De cette vie que les nantis se repaissent pour passer leurs petits maux, des odeurs et des crevures de vie dont ils bavassent et qu’ils ne sentiront jamais, n’auront jamais à pâtir.

C’est de mon pays que je parle pour qu’on sache les murs de chaux et les regards sales.

De cette atmosphère qui te colle les os entre eux et qui jamais repue ne cesse d’écraser ton corps. C’est le goût de la misère qui seule t’aveugle de son jaune pisseux et criard, te laissant croire que demain tu mangeras parce qu’il fait beau. Je garde cette chaleur incandescente comme une bombe à retardement coquée dans mes entrailles. C’est une mèche de bile à qui il ne manque plus que l’allumette – un seul crachat et tout explose.

Christophe Sanchez

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Mon propre texte chez Christophe, Tôt le matin,  est un hommage à Raymond Carver.

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Le démon a la banane

Beasty, The BSD daemonAnge déchu, esprit du mal, diable, Abaddon, Baal, Belphégor, Belzébuth, Lilith, Lucifer, Moloch, Satan… tous oldies, vintage ! Le démon est défait : la mondialisation, la science, les boîtes de nuit et la contraception ont eu sa peau. L’est loin le temps du curé d’Ars ! Harangait ses ouailles ainsi Jean-Marie Baptiste Vianney :

« Voyez, mes frères, voyez ! les personnes qui entrent dans un bal laissent leur ange gardien à la porte. Et c’est un démon qui le remplace ; en sorte qu’il y a bientôt dans la salle autant de démons que de danseurs. »

Pourtant…

Le démon, Sigmund Freud l’Abel et bien repeint cinquante ans après Ars. Une OPA en bonne et due forme :

« Le diable n’est pas autre chose que l’incarnation des pulsions anales érotiques refoulées. »

« Le père serait […] le modèle primitif et individuel aussi bien de Dieu que du Diable. »

À propos du père, justement, Carl Jung renvoie papa Sigmund dans ses corners : « Bien et mal sont consubstantiels, sont des mythes et non des métaphores… » Si le démon est, il n’est pas littéraire. Fini le démon ! À sa place, la fosse des Mariannes de l’absence de sens. Comment combler cette béance dans l’occidentale way of life ? Dans L’arrache-coeur (et non L’attrape-coeurs, bande de mécréants!), Jacquemort s’y colle :

L'arrache-coeur - Boris Vian« Je suis vide. Je n’ai que gestes, réflexes, habitudes. Je veux me remplir. C’est pourquoi je psychanalyse les gens. Mais mon tonneau est un tonneau des Danaïdes. Je n’assimile pas. Je leur prends leurs pensées, leurs complexes, leurs hésitations, et rien ne m’en reste. […] Je veux faire une psychanalyse intégrale. Je suis un illuminé. […] Celui que je psychanalyserai comme ça, il faudra qu’il me dise tout. »

Quel benêt !… Les gens du coin n’ont pas besoin de psychanalyse. Ils ont La Gloïre :

– Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda Jacquemort. Vous êtes tombé de la barque ?

– Je faisais mon travail, dit l’homme (La Gloïre). On jette les choses mortes dans cette eau pour que je les repêche. Avec mes dents. Je suis payé pour ça.

– Mais un filet ferait aussi bien l’affaire, dit Jacquemort.

– Il faut que je les repêche avec mes dents, dit l’homme. Les choses mortes ou les choses pourries. On les jette pour cela. Souvent on les laisse pourrir exprès pour pouvoir les jeter. Et je dois les prendre avec mes dents. Pour qu’elles crèvent entre mes dents. Qu’elles me souillent le visage.

– On vous paie cher pour cela ? demanda Jacquemort.

– On me fournit la barque, dit l’homme, et on me paie d’honte et d’or.

Au mot « honte », Jacquemort fit un geste de recul et s’en voulut.

– J’ai une maison, dit l’homme qui avait remarqué le mouvement de Jacquemort et souriait. On me donne à manger. On me donne de l’or. Beaucoup d’or. Mais je n’ai pas le droit de le dépenser. Personne ne veut rien me vendre. J’ai une maison et beaucoup d’or, mais je dois digérer la honte de tout le village. Ils me paient pour que j’aie des remords à leur place. De tout ce qu’ils font de mal et d’impie. De tous leurs vices. De leurs crimes. De la foire aux vieux. Des bêtes torturées. Des apprentis. Et des ordures. »

La Gloïre mourira (oui, il mourira !) 17 ans plus tôt que Jacquemort. Ni l’un, ni l’autre ne savent que « l’espérance de vie des égoutiers parisiens est de 17 ans inférieure à la population de référence nationale… Les égoutiers décèdent prématurément de cancers et d’infections contractés à cause de leur activité professionnelle dans les égouts. » Si Jacquemort avait eu connaissance des conclusions de cette étude de l’INSERM de 2010, il aurait eu encore davantage honte de sa honte (le pied, non ?).

Le démon - Hubert Selby

1976…

Le démon est new-yorkais, cadre en pleine ascension sociale, mais quelque chose le tenaille :

« Ses amis l’appelaient Harry. Mais Harry n’enculait pas n’importe qui. Uniquement des femmes… des femmes mariées. »

Préalablement à ce premier paragraphe de The Demon (in french, Le démon), Hubert Selby s’est fendu de cette autocitation : « Un homme obsédé est un homme possédé du démon. » Le résumé de Wikipedia :

« L’histoire de The Demon est celle de Harry White, cadre efficace promis à une brillante carrière dans une entreprise new-yorkaise, fils modèle vivant chez ses parents. Harry a donc tout pour être heureux et réussir, mais il a en lui un démon. Au début du livre, ce démon le pousse à coucher avec des femmes, mariées de préférences, afin d’éviter qu’elles ne s’attachent à lui, mais aussi pour augmenter son excitation sachant qu’il peut être découvert par l’époux. Harry parvient à vivre ainsi, entre ses pulsions et sa vie de cadre célibataire. Mais le démon devient de plus en plus fort et il a de plus en plus de mal à le gérer, cela finit par déborder sur son travail à plusieurs reprises. Malgré ses pulsions, Harry parvient à grimper dans la hiérarchie de son entreprise, tout en donnant l’image de la réussite. Cependant, alors que les apparences montrent un succès fulgurant, l’état psychologique de Harry se détériore. Coucher avec des femmes mariées ne lui suffit plus, il couche alors avec des femmes alcooliques plus ou moins en marge de la société puis, cela ne lui apportant plus le frisson qu’il recherche, il se met à voler, et lorsque le vol n’assouvit plus son démon, il se met à tuer. » (Le démon, Source Wikipedia)

BSD daemonLe démon ne cesse de se réincarner. Un de ses derniers avatars littéraires, le daemon (notez le passage du « é » au « æ ») :

Quand Hiro a écrit les algorithmes concernant les combats au sabre à l’intérieur de Soleil Noir – ils ont été repris ensuite et adoptés dans tout le Métavers – il s’est aperçu qu’il n’existait pas de manière optimale de traiter l’après-vie. Les avatars ne sont pas censés mourir. Ils ne sont pas censés se décomposer. Les créateurs du Métavers n’ont pas eu l’esprit assez morbide pour prévoir une demande dans ce domaine. Mais le but d’un combat au sabre est de trancher son adversaire pour le tuer. Il a donc fallu que Hiro concocte un programme qui empêche le Métavers de se retrouver, un jour ou l’autre, jonché d’avatars inertes, démembrés ou imputrescibles.

Snow crash - Le Samouraï virtuel - Neal StephensonL’évacuation des avatars morcelés est le travail des daemons fossoyeurs, une nouvelle catégorie du Métavers que Hiro a dû inventer. Ce sont de petits êtres agiles vêtus de noir des pieds à la tête, comme des ninjas, sans même une ouverture pour les yeux. Ils sont rapides et efficaces. Au moment même où Hiro s’écarte des tronçons de son ex-adversaire, il sortent par des trappes invisibles ménagées dans le sol du Soleil Noir pour converger sur le Japonais terrassé. En quelques secondes, ils ont fourré les morceaux dans des sacs noirs et disparaissent par le même chemin dans les galeries secrètes de leur monde inférieur. Deux ou trois clients curieux essaient de les suivre en forçant l’ouverture des trappes, mais leurs doigts d’avatars ne trouvent rien d’autre qu’une surface lisse et noire. Le réseau de galeries n’est accessible qu’aux daemons fossoyeurs.

Et à Hiro, accessoirement. Mais il se sert rarement de ce privilège.

Le Soleil Noir est le bar réservé à l’élite du Métavers, un univers virtuel accessible uniquement par ordinateur, bien avant Second Life et Facebook. Le sous-sol du Métavers grouille de daemons. Comme La Gloïre dans L’Arrache-coeur, ils nettoient les saletés des habitants de leur monde, et en silence, s’il vous plaît ! Hiro Protagoniste, le héros bien nommé de Snow Crash, roman culte de Neal Stephenson, (mal traduit en français en Le Samouraï virtuel), les a programmé : le démon est devenu un logiciel.

La Chute de Simon le magicien, Gislebertus, l'un des chapiteaux de cathédrale d'Autun

Or donc, le monde est toujours une pastèque tranchée en deux parts. En front-office, le bien, l’efficacité, le management proactif, les chartes qualité, le tri des déchets, la vie sans tabac, le blabla durable. En back-office, dans les caves, les caniveaux, sous les divans, des galops  de diablotins.

Mais au Moyen-Âge alors ? Ce temps de tous les diables. Des peurs. Sans culture. Ce creux dépressif de l’Occident, entre les Grecs et les Lumières. Ce démon médiéval serré comme un expresso à une terrasse romaine doit être horrifique. Mais non, en 1130, Gislebertus, sculpteur de Cluny, d’Autun et de Vézelay lui donne une gueule hilare, une trogne de bourguignon mettant les tonneaux en perce, de libertin en chasse. Le démon a déjà la banane. « N’ayez pas peur », dixit Jean-Paul II.

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L’arrache-cœur, Boris Vian, éditions Jean-Jacques Pauvert, 1962

Le démon, Hubert Selby Jr, trad. par M. Gibot, éd. Les Humanoïdes associés, 1976, rééd. 10/18.

Le Samourai virtuel (Titre originel : Snow crash, 1992), Neal Stephenson, éd. Le Livre de Poche

Beasty, The BSD daemon, https://www.google.fr/search?hl=fr&safe=off&q=Beastie…

« A 2 pâtes »

Pour ce texte, le photographe Mathieu Neuville (voir son travail sur Flickr sous le nom de Milwair), a accepté de partager l’une de ses photos de la Place Sathonay à Lyon où était (il n’existe plus, hélas !) le restaurant « À 2 pâtes ». Merci Mathieu.

Transpiration © Mathieu Neuville, all rights reserved. Expérimentations étudiantes des grands ateliers de l'Isle d'Abeau, place Sathonay Lyon, Fête des Lumières 2010.

   Les pâtes et les arbres, les arbres et les pâtes, le trottoir étroit, les tables en fer, les sacoches et les sacs à main entre les pieds, la nuit tombée, lui travaille derrière le comptoir, seul à l’intérieur, la salle est vide, on boit du vin en l’attendant, douceur de mai ou de juin, les pétales opales des fleurs des marronniers, à deux mètres une forêt de vélos, tous les vélos du quartier, on n’ose pas bouger, on discute, on a passé sa commande il y a un bon moment, quand il arrive on mate les assiettes qu’il pose devant ses voisins, on se sourit, on attend encore, la bouteille est finie, on va en chercher une autre, la carte est la même depuis trois quatre ans, gnocchi, canelloni, ravioles, penne au pesto maison, on attend depuis si longtemps qu’on n’a plus faim, mais ses pâtes !… celles qu’ils préparent en ce moment, ses mains cachées derrière le comptoir, mais les arbres !… la nuit et l’été !… mais ses pâtes !

Temps des tags

 

 

Temps des tags

 

Elle a sur chaque paupière

une punaise pointe en l’air

 

même visage d’après ses accouchements

doux et las

leurs bébés près d’elle menottes crispées

dans le berceau standard de la maternité

 

elle ouvre la bouche

une poignée de punaises jaune laiton roule sur sa langue

aux commissures de ses lèvres

dégoulinent des écrous pour modèles réduits et leurs rondelles inox

 

il la regarde

quinze ou vingt ans après leur séparation

elle lui rend visite parfois

il la découvre allongée sur son lit

bras collés au corps

 

tout tombait

les cartes postales

les calendriers les photos leurs cadres

les maquettes se désagrégeaient

ils s’écrivaient sur les murs

 

Maison de Sansais, le matin

Publication de « L’importance de l’homéopathie » dans la revue Borborygmes

Au nom de la revue Borborygmes, je vous invite ce vendredi 20 janvier au lancement de son numéro 20, à la librairie Matière à Lire, Paris 12ième. Des comédiens et des musiciens animeront la soirée. Je serai de la fête avec ma nouvelle L’importance de l’homéopathie.

Peinture Frédéric Fau en couverture du n°20 de Borborygmes
Peinture de Frédéric Fau en couverture de Borborygmes n°20

Pour un auteur, être publié est essentiel. Quand il s’agit d’une parution dans une revue comme Borborygmes, c’est un bonheur particulier. Car Borborygmes, revue semestrielle de création littéraire et graphique, mène depuis vingt numéros un travail constant de sélection et de publication soignées de textes et de travaux graphiques. Les textes sont très divers, de l’écriture de fiction à la poésie, avec beaucoup d’auteurs nouveaux — c’est une revue réellement ouverte !).

Elle a fait un choix à contre-courant d’autres revues (Décapage, Dyptique notamment) sur le format : il s’agit du « plus petit semestriel le plus petit du monde » (son slogan clin d’oeil) et en noir et blanc qui lui permet de sortir à un coût très bas, 5 euros !

La couverture du numéro 20 (ci-contre) est assurée par le peintre Frédéric Fau. Au vu des extraits de son travail sur son blog, je suis impatient de découvrir ses oeuvres le 20 janvier.

Extrait du début de L’importance de l’homéopathie :

La première personne qui m’a prêté attention était une jolie brune, frisée, avec une poitrine de lanceuse de javelot. Je l’entretenais depuis une dizaine de stations de la bande de Gaza. Vous avez raison, m’a-t-elle dit soudain, il faut faire quelque chose ! Et l’Iran, ai-je continué, il y a tant à dire sur l’Iran ! Sans oublier la Corée…, m’a-t-elle rétorqué.

  • Revue Borborygmes, 5€, en (bonnes) librairies ou sur abonnement – Infos : http://borborygmes.wordpress.com/
  • Soirée de présentation du n°20 et du recueil de poèmes L’astre métis, 20 janvier 2012 de 19h à 22h (ATTENTION changement d’heure, c’est à 19h et non à 19h30), à la librairie Matière à lire, 20 rue Chaligny, Paris 12ième – Entrée libre