George Oppen, Poésie complète

George OppenPlutôt que de tenter d’expliquer ou de commenter la poésie expressionniste de George Oppen, lisons :

Piétonne

Quelles générations auraient pu rêver
De cette petite-fille des rues commerçantes, les yeux

Dans la lumière marchande, les lumières du magasin
Plus étincelantes que la lueur des phares, de la lune à son lever

Depuis le port salé si riche
Si étincelante sa ville

À la surface du trottoir, le réseau des fils où elle marche
Dans les prémices de l’hiver au milieu des immeubles gigantesques.

Dans Les Matériaux (1962), page 101

Traduit en France par Yves di Manno, publié par José Corti, en un recueil regroupant l’ensemble de son oeuvre qui s’étale de 1934 à 1980 avec presque 30 ans de silence entre 1934 et 1962. Américain, engagé en 1942, exhilé sous le maccarthysme.

Survie : infanterie

Et le monde changea.
Il y avait des arbres et des gens,
Des trottoirs et des routes

Il y avait des poissons dans la mer.

D’où venaient tous ces rochers ?
et l’odeur des explosifs
Le fer planté dans la boue
Nous rampions en tout sens sur le sol sans apercevoir la terre

Nous avions honte de notre vie amputée et de notre misère :
nous voyons bien que tout était mort.

Et les lettres arrivaient. Les gens s’adressaient à nous, à travers nos vies
Nous laissaient pantelants. Et en larmes
Dans la boue immuable de ce terrible sol

Dans Les Matériaux (1962),  page 97

George Oppen, Poésie complète, Traduit par Yves di Manno, éd. José Corti, 334 pages, 23€

Liens (vérifiés le 12 juin 2013) :

Quelque chose est mort, Brèves n°95

Revue Brèves n°95 - Gilles Bertin - Quelque chose est mort

Ma nouvelle Quelque chose est mort a été publiée dans la revue Brèves n°95. C’est l’histoire d’un homme qui court après lui-même.

Cette annonce a seulement deux ans et demi de retard ! Je n’avais pas chroniquée cette publication ici alors « qu’être » dans Brèves a été un gros bonheur d’auteur.

On peut, on doit acheter Brèves n°95 en papier ici et en PDF ici et, me signale ci-dessous Geneviève de blog.pourquoijecris.fr, jusqu’à la fin de cette semaine au Marché de la poésie, Place Saint Sulpice, Paris.

 

Maman courait en tête

Tout était prêt quand je rentrais
une assiette avec une entrée ou sur la gazinière une casserole de soupe
toute petite la casserole avec son couvercle brillant
j’allumais dessous il y avait aussi un bol sur la table
quand je versais le contenu de la casserole dedans
la soupe arrivait pile au bord
ni plus bas ni en excès
elle était comme ça maman
exacte

Il y avait trois tranches de pain enveloppées dans la serviette
pour qu’elles soient fraîches
une pomme ou un autre fruit des noix une banane
une portion de fromage blanc à ma mesure
et un plat de résistance dans le poêlon prêt lui aussi sur la gazinière
chaque récipient avait la dimension ad hoc
la casserole de soupe le bol le poêlon et pour la pomme une soucoupe
elle était comme ça maman
exacte

J’étais le dernier d’une fratrie
je prenais cette exactitude pour de l’attention
maman m’aime pensais-je
j’ai dépassé l’âge qu’elle avait
j’ai essayé différentes vies
ces derniers temps j’ai changé d’avis
ce n’était ni amour ni exactitude
maman courait en tête
pour que je sois rassuré me dis-je
et être rassurée de savoir où j’allais comme ça

A-t-elle été heureuse
la course nécessite un perpétuel déséquilibre
Je vis avec une autre femme
tout est prêt quand je rentre
je croyais mon enfance si loin
elle voulait être comme ça maman
devant

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La cul pas entre deux chaises

Comment parle-t-on de différences sociales « entre soi » et en excluant ceux de la classe « d’en bas », alors que l’on en vient, ou en ignorant ceux qui ont choisi d’être ailleurs ? On réunit deux sociologues et une ministre de la culture, on les fait échanger sur France Culture (bis), on ajoute des bruitages ouvriers, les allers-retours de la taloche du plâtrier sur un mur.  Le cul entre deux chaises est un documentaire de Stéphane Manchematin diffusé le 12 mars 2013 par France Culture, on peut l’écouter là, repris dans le mook France Culture Papiers :

Trois « transfuges » issus de familles paysannes ou ouvrières confrontent leurs expériences et convoquent leurs souvenirs. […] Car le passage d’un milieu d’origine à un milieu social et/ou culturel différent s’accompagne d’une série d’apprentissages, d’expériences mais également d’abandons, voire de renoncements.

Leurs échanges ne sont pas inintéressants, comme dirait ma fille pour dire que, bon, ça casse pas les trois pattes d’un canard et certes, re litote, que ce qui est dit dans cette heure de documentaire n’est pas faux :

Mais on peut essayer de se demander ce qu’est un héritage culturel ou qu’une culture d’origine. Ce sont les habitudes originelles les plus anciennes, probablement les plus résistantes que nous ayons, c’est notre rapport au temps, par exemple. C’est notre rapport à l’avenir, au risque, c’est notre rapport au corps, au langage aussi. Ce sont des habitudes de pensée dont nous n’avions pas conscience, c’est le « cela va de soi ». Ce sont donc les choses dont il est le plus difficile de prendre conscience, ce sont des habitudes auxquelles nous obéissons, des manières de penser auxquelles nous nous plions sans même y prêter attention. Dans l’incertitude, dans le sentiment du porte-à-faux, la crise d’identité dont les métis sociaux sont particulièrement menacés – boursiers ou transfuges, comme vous voudrez –, il est probable que cet aspect d’inconscient culturel joue un rôle capital.

Claude Grignon, sociologue

L'atelier de mon père, photo Gilles Bertin
L’atelier de mon père — Photo Gilles Bertin

Mais le documentaire s’en tient là, à ces considérations générales, bien pensantes et, en creux, auto valorisantes pour leurs auteurs. Il m’aura fallu du temps pour ressentir de la colère à l’égard du procédé à l’œuvre dans ce documentaire radio, puis encore plus de temps, piégé par sa bien « pensance », pour analyser ce qui m’y a dérangé alors que, justement, il me concernait, moi aussi.

D’abord, cet « entre soi » de trois personnes en haut du cocotier culturel — sociologues, agrégée –, durant cette heure d’émission, sans aucun témoignage d’entrepreneur, de commerçant, de sportif, d’ingénieur, etc., comme si le changement social culturel était le seul, ou le plus ardu, ou on ne sait quoi de particulier, mais en tout cas singulier, un singulier fleurant l’élitisme.

Pas non plus de témoignages de personnes ayant délibérément refusé ce type de saut, ayant choisi une voie à elles, et pas forcément à s’échapper d’un milieu « modeste », à obéir à des injonctions de réussites de géniteurs ambitieux pour eux.

Enfin, aucun témoignage de personnes restées au milieu du gué, n’ayant su ou pu se couler dans ce moule socio-cul tout en ayant quitté leur base sauciflard-rillettes, et en en ayant tiré autre chose que ces trois winners, de l’amertume, de la sagesse, de la résignation, quelque chose en tout cas de moins lisse que le plâtre taloché en fond sonore.

4/4/2013, un complément à ce billet : la fiche de lecture consacrée par Jacques Dubois à Dans les plis singuliers du social, le récent livre du sociologue Bernard Lahire, par ailleurs auteur de La Condition littéraire. La double vie des écrivains, éclaire la fabrication de la tension évoquée dans mon billet, ci-dessus, et notamment dans ce milieu du gué. À suivre…..


L’Atelier de la création / Le cul entre deux chaises, France Culture, 13 mars 2013, Lien vers l’écoute