Angèle et Tony, un premier film fort et pudique

Les personnages de ce film parlent très peu… forcément, ils ne font que parler d’amour ! D’amour barré, empêché. L’amour entre Angèle et son fils. Elle sort de prison, on lui interdit de le voir et lui aussi ne veut plus. L’amour empêché aussi entre Angèle et Tony, un marin-pêcheur d’un port normand. Tony est formidablement joué par Grégory Gadebois. Des silences, de la pudeur, des retraits. Mais quand il parle, ça cogne dedans.

Angèle et Tony d'Alix Delaporte avec Clotilde Hesme et Grégory Gadebois

Tony (Grégory Gadebois) et Angèle (Clotilde Hesme)

Leur histoire, je vous laisse la découvrir. L’essentiel de ce film est dans la justesse des personnages, autant des principaux, Angèle très bien jouée par Clotilde Hesme que Tony, que des personnages secondaires. La mère de Tony (formidable aussi avec des dialogues qu’on a envie de prendre en note), le fils d’Angèle, les habitants de ce port. La magie opère tout au long du film et culmine dans quelques scènes. Car la mise en scène d’Alix Delaporte est à la fois coulante et têtue. Le temps coule au rythme de l’histoire, sans interférence, nous sommes avec les personnages. Têtue dans son obstination à les amener à ces confrontations marquantes, toujours à des moments prosaïques, sur un stand de mareyage, autour d’une table de cuisine, dans les coulisses d’un théâtre… pour dire l’essentiel de ce que nous cherchons tous, tout le temps, l’amour. Avec ses difficultés. Un beau film, profond, qui a choisi un cadre fort (de très belles images de bord de mer) pour parler d’intemporel.

Angèle et Tony, d’Alix Delaporte avec Clotilde Hesme et Grégory Gadebois, au cinéma depuis le mercredi 26 janvier.

Angèle et Tony d'Alix Delaporte

Angèle et Tony

Clotilde HesmeClotilde Hesme

Vases communicants « Lignes de vie et arbres » avec Jean-Yves Fick

Jean-Yves m’a contacté après avoir mis en ligne le n°3 de l’un de ses projets photo intitulé « Lignes de vie ». Il voulait savoir si cela me gênait qu’il porte le même nom que ce blog. Voici comment est né ce Vases communicants « Lignes de vie et arbres ».

Mon texte Nous n’étions pas mariés est là, chez Jean-Yves. A toi, Jean-Yves :

Sept lignes de vie

de Jean-Yves Fick

Il a ouvert les yeux, la chambre est blanche et nue, il ne se souvient pas de ce qui l’a amené là, son corps est un cœur d’atonie qui rend le monde plus léger. Il tourne la tête, quelque chose qu’il ne comprend pas découpe un grand rectangle bleu ébloui, des branches nues bougent, qui tracent des lignes dans le visible en grands mouvements lents. Il est auprès d’un arbre, il repose, il revient à lui. Au bout des rameaux, il ne voit pas qu’éclosent des feuilles dans un jour neuf. Il respire.

***

Il pleure, il vient de tomber. A côté de lui, les visages d’autres enfants se penchent, s’inquiètent ou lui sourient. Son souffle est coupé par la chute. Les copains lui disent que ce n’est rien, qu’il a heurté ou une souche ou une grosse racine, peut-être la branche qui est là; il ne comprend pas trop ce qu’on lui dit, sur le chemin sablé de frais il se redresse, s’assied et regarde. Il respire plus aisément, regarde les feuillages bouger dans le vent tiède, ses mains touchent le guidon de son premier vélo « de grand », il est faussé.

Ils sortaient d’un bus, on les attendait, on leur montra tout du lieu où reposaient d’immenses billes de bois résineux frais coupé. Il entra avec les autres enfants dans la scierie, le vacarme déchirant des lames en mouvement couvrait tout de ce qu’on leur expliquait. Il ne percevait qu’une seule chose, chaque étape de la coupe libérait une autre odeur de bois. Il était déjà un « chien de lisard », mais ne le savait pas. Plus loin, plus au calme, on leur montra des lames faussées par les « bois mitraillés ». On leur offrit des éclats de laiton mordus par les scies, il ignorait qu’on l’obligerait à connaître l’odeur de la poudre, de la peur, et toute l’obscurité des ombres terrifiantes qu’il portait aussi en lui.

***

Avant de s’immobiliser dans le gel, le torrent avait recouvert de glace tout le versant où passait leur chemin. Ils étaient désorientés en un lieu familier, le brouillard épaississait, les températures chutaient, la nuit s’annonçait. Ils suivirent l’abrupt sec, noir, écharpé, d’une barre rocheuse pour quitter le mauvais pas où ils s’étaient fourvoyés. Ils cherchaient à retrouver les champs de neige qui plus haut recouvraient des alpages. Aux pins minuscules et torturés qui s’accrochaient à la roche, succédèrent des bois de hêtres. Ils arrivèrent quand la lumière quittait le versant qui leur faisait face. On y voyait des formes d’arbres couvertes par le givre, une vague semblait laisser déferler son écume dans la lumière du soir. Tout s’éteignit.

Il aimait que sa main nue touche le fil du bois vieux, sa sinuosité, sa chaleur et ses lignes lorsqu’il s’occupait à restaurer un meuble. L’odeur forte de la térébenthine – il l’employait à dissoudre de vieilles cires sèches et ternes – l’étourdissait tant, qu’il ne sentait plus les échardes lui déchirer la main droite. Les plus longues d’entre elles s’enfonçaient profondément dans les chairs qu’elles déchiquetaient. Il ne songeait qu’au parfum de la cire chaude, si proche du miel, qui ferait luire le bois doucement, près des lampes où il aimait à venir travailler, tard le soir venu ou très tôt dans les aubes sans sommeil.

***

Il conduisait toujours un peu trop vite lorsqu’il doublait les longues files de camions sur l’autoroute. Il venait d’accélérer, savait qu’il lui faudrait se rabattre bientôt, les chauffeurs n’avaient pas cru bon laisser plus d’un mètre entre leurs masses de métal. Devant lui, il perçut, plus qu’il ne vit, la chute d’un madrier qui rebondissait sur l’asphalte. Il freina, comprit qu’il ne pourrait échapper à l’impact, impossible de se dévier ou à droite ou à gauche, il commença à compter absurdement. Lorsque sa voix prononça le chiffre sept, un choc sourd, puis un second tout proche secouèrent l’habitacle. Le disque qu’il écoutait sauta, les voix reprirent une cantate de Bach, elles disaient « Aus der Tiefe ». Il poursuivit, passa devant un noyer immense qui poussait là, presque en plein champ.

Dehors une nuit glaciale. Alors qu’il rentre, il passe auprès de la colonne torse que font certains platanes au long du chemin, dans chacun de ses jours. Il a songé à d’autres arbres en d’autres lieux. Il en avait vu quelques-uns, dont la présence l’accompagnerait toujours, au gré de ses errances. Deux d’entre eux étaient flottés sur un rebord d’Océan, vingt années les séparaient. Quand il était au plus fort de l’éloignement, il venait tout auprès d’eux. Deux marques vives sur deux rivages où vivre l’avait mené. Sa main a allumé des lampes, au passage, elle a effleuré une table en noyer plusieurs fois centenaire. Elle est bien trop basse pour qu’il s’y puisse tenir et écrire. Il regarde la flamme d’une chandelle, elle fait danser les ombres et les ors d’un arbre de vie.

Ce soir il se demande ce qui reste du visible quand on ferme les yeux.

Jean-Yves Fick

Mon texte est chez Jean-Yves Fick : http://jeanyvesfick.wordpress.com/2011/01/06/2582/

Les vases communicants de janvier :