Sécurité sécurité

Ils sont deux, Mustapha le chef et un jeune black du même âge, leur fourgon blanc garé en travers du trottoir. Ils déchargent un dévidoir multiprises, un projecteur halogène, un percuteur à béton. Ils attaquent le mur du fond, derrière l’escalier.

Nous avons discuté un bon moment du meilleur emplacement : « Ici, m’a expliqué Mustapha, pas possible d’attacher un câble à un 4×4, de démarrer à fond les gamelles pour l’arracher du mur et de partir avec, le désosser tranquille dans un box. »

Ils travaillent au ciment prompt en me racontant leur chantier d’hier. « Une vieille – une femme âgée, corrige Mustapha – toute seule dans une propriété isolée, trois niveaux, de la folie. » Elle leur a donné deux billets. Cinquante chacun… Le black lève la main, écarte ses cinq doigts en éventail – il s’est mis dans le passage pour que je le vois depuis la cuisine, ses dents brillent.

Je les rejoins avec le broc fumant de la cafetière et trois mugs. Mustapha déplie le mode d’emploi du coffre, il est en quinze ou vingt langues comme les notices de montage d’Ikéa.

— Ça va pas être compliqué pour vous, dit Mustapha, vous êtes jeune.

Je monte à l’étage chercher mon matériel informatique. À travers le plancher, je les entends rire. Je redescends avec ma quincaillerie, mes disques durs, ma tablette, mon ordinateur.

— Impeccable, dit Mustapha, ça tient.

Nous discutons un moment du Mac et de l’iPhone en buvant notre café. « Apple, du sacré matos ! » Tout en les écoutant, je me dis que je mettrai un peu d’argent aussi dans ce coffre, du liquide, au cas où… Et Antonina, ses bijoux, bien sûr !

Sécurité, sécurité

Ils se remettent au travail et je reste là, à discuter avec eux. Ils m’expliquent, « Des coffres, on en installe de plus en plus, ça et des armoires à fusils pour les chasseurs. »

Mes parents n’ont pas voulu en acheter un en même temps que moi, j’aurais eu vingt-cinq pour cent de remise. « Question de principe », a dit papa. Maman n’est pas intéressée par ces choses. Je réfléchis au pourboire pour les deux ouvriers. Je voudrais ni faire condescendant, ni avoir mauvaise conscience, mais je veux qu’ils sentent que je suis de leur côté. Je prépare deux billets dans ma poche, un chacun.

Nous signons le bon de travaux sur le capot du fourgon pendant que le black recharge leur outillage. Je sors mes billets, Mustapha les refuse. Quel con je suis !… Il ne veut pas de mes bons sentiments, je comprends trop bien, il a sa fierté !

— Pour votre collègue, je lui dis alors. Il les prend et me serre la main.

Je contemple mon coffre longtemps, le ciment gris taupe lui fait un collier de fourrure, l’acier mat est épais comme ma cuisse. Je l’éprouve de la main, rien ne bouge… j’ai un mini château-fort dans ma maison ! Il est un peu petit, mais il est suffisant pour nous deux, nos trucs à Antonina et moi, nous n’avons pas de tableaux ni d’or, juste ses bijoux et mes disques durs.

Je remonte travailler à l’étage, je trime plusieurs heures sur mon écran.

Soudain, vers la fin de l’après-midi, une douleur me vrille la mâchoire. Incapable de continuer, je reste devant mon clavier à regarder dehors, je fixe dans la rue en bas l’endroit où ils ont garé leur fourgon ce matin, là où Antonina arrêtera notre voiture ce soir, de retour de son travail. Un goût de métal envahit ma langue et mon palais, comme si Mustapha, vêtu d’une blouse blanche, d’un calot bleuâtre, d’un masque sur la bouche, les mains gantées de latex, sous la lumière boréale d’un projecteur halogène, le jeune black lui tendant des instruments nickelés, m’installait le coffre-fort dans la bouche.

Ma main est figée au-dessus de mon clavier, elle ressemble à une statuette que je viendrais de tirer du coffre. Telle une craie qui crisse, la douleur descend de ma mâchoire à cette main de marbre. Antonina n’est pas au courant, c’est une surprise. J’ai l’impression qu’elle ne va pas aimer ce goût d’acier dans ma bouche.

Jean-Benoît Hépron, Autofictions (2012)


Photos : GB

La disparition de mon père

La boîte grise du cercueil a glissé en silence, poussée par un vérin invisible. Je dis « grise » car j’en suis sûr et « vérin » car je le suppose. La scène était filmée en noir et blanc, comme par une caméra de surveillance, très loin d’ici, dans un entrepôt. Nous étions tous debout, serrés dans une pièce minuscule, sauf ma mère, assise devant moi, je lui tenais les épaules, elle ne pleurait pas. Nos regards étaient braqués sur l’écran accroché en hauteur dans un coin de la pièce, comme dans un bistrot. Il n’y avait pas un son. Au milieu de l’image vidéo, une ouverture rectangulaire sombre découpée dans un mur blanchâtre. Le cercueil y est entré sans ralentir. J’avais remarqué en bas de l’écran deux lettres affichées en rouge, R et M. L’une d’elles a changé en silence, devenant verte.

Nous avons attendu la flamme.

Du moins je suppose que nous attendions tous sur cet écran une manifestation tangible du début de la crémation. J’emploie ce mot bizarre : crémation. Je le répète encore une fois pour m’assurer que mon père a réellement disparu, était en train de disparaître, allait disparaître. Crémation. Mon père avait disparu. Je devrais dire notre père, je n’étais pas son seul enfant regardant cet écran où rien ne bougeait.

— Ça doit être fini, a dit Thomas, il ne va plus rien se passer d’autre.

Nous nous sommes regardés, raides comme si nous avions un torticolis.

—   On peut sortir, a dit encore Thomas s’adressant à nous tous.

Nous n’étions plus qu’une vingtaine, nous sommes allés à la maison de mes parents, de ma mère maintenant, comme c’est la coutume, pour un café, un verre de vin, d’eau gazeuse, des brioches, des mots, nous retrouver avant de nous séparer.

Jean-Benoît Hépron, Autofictions (2017)

Mise au tombeau, cathédrale Saint Corentin, Quimper


Photos : Gilles Bertin

« Bielles », revue cyclique — le numéro 0

Revue Bielles

Bielles est une nouvelle revue de création littéraire. Ses pères : Dominique Castanet & Thomas P., deux lyonnais.

Le numéro 0 de Bielles utilise la structure des Contes des Mille et une nuits. Chacun des huit auteurs — dont je suis pour ce numéro — a écrit à son tour, sans connaître les textes de ses prédécesseurs. Le fil entre chaque : un élément tiré du texte précédent, phrase ou personnage, incorporé par l’auteur suivant. J’étais le troisième et, voici quelques longs, longs mois, Thomas m’a envoyé :

« Une épicerie abandonnée, avec des vieilles boîtes de conserves »

Bielles est un voyage dont chaque étape envoie vers une nouvelle direction, inattendue, avec cependant ce petit air de la veille dans un nouveau paysage, un lien plus fort qu’il n’y paraît.

Les auteurs du numéro 0

Lire Bielles

Commencer par mon texte, « Avant »

Si à la lecture de ce numéro 0, il vous vient l’envie de proposer votre candidature pour la réalisation du prochain numéro, contactez Bielles.

Hallucination

« Durant quelques mois, vers la fin de l’adolescence, Jean-Benoît Hépron éprouva de grandes difficultés à s’endormir. Chaque soir, il demeurait allongé sur le dos, sentant entre ses omoplates le drap devenir moite au fil de la nuit qui avançait mutique, des espèces de baudruches multicolores se dilataient directement à l’intérieur de son cerveau, prenant progressivement la taille de montgolfières, repoussant ses globes oculaires contre ses paupières qu’il maintenait obstinément fermées pour tenter malgré tout de s’endormir, jusqu’à ce qu’en n’en pouvant plus, il les ouvre pour chasser ces images oppressantes. Les ballons revenaient chaque soir l’envahir, dans un silence qu’il ne connut plus jamais ensuite, repoussant toute autre pensée que la conscience hypertrophiée d’eux-mêmes, il devenait ces ballons, son cerveau tassé et fuyant entre les plaques de sa boîte crânienne, souillant la taie d’une gelée flaccide.

Cela cessa brusquement. Et, comme tout changement qui affecte l’être en positif, Jean-Benoît Hépron oublia aussitôt ces hallucinations. Si on les lui avaient racontées, il en aurait été étonné. Elles n’avaient jamais eu lieu, elles étaient devenues totalement, absolument et définitivement imaginaires. »

Jean-Benoît Hépron, Autofictions

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Photo : Gilles Bertin, mars 2017

Promenade en amoureux dans l’or de ce tantôt

Ensemble, ils vont à lente allure au milieu de la promenade sablée, entre les deux rangées d’arbres, troublés une fois seulement par la chute d’une plaque d’écorce, droit devant eux. Ils s’arrêtent, lèvent la tête, considèrent les larges ocelles ocres des maîtresses branches, vingt mètres au-dessus d’eux. Il se tourne vers son épouse, elle a le visage incliné vers le ciel, cheveux en arrière, dans une tache de soleil mouvante comme de l’eau. Quand elle découvre qu’il la regarde, ils ont de concert un petit rire qui s’en va devant eux entre les fûts clairs des platanes tel des vers de Trenet. La promenade se termine par un muret. Ils le longent puis s’engagent dans l’escalier qui mène à la rivière. Alors qu’ils vont disparaître, éclate à l’autre bout de la promenade une musique qui les fait s’arrêter et se retourner. Un sourire naît sur leurs visages. Se regardant, ils éclatent d’un rire d’enfant.

A image of the sun on Earth, par Ly-Lee — http://fav.me/dwum26An image of the sun on Earth, par Ly-Lee

À une fenêtre à l’étage de la salle des fêtes, Joël demeure rêveur,  regardant encore à l’autre bout de la place l’escalier par où ses parents viennent de disparaître. Il manipule son appareil photo pour examiner les clichés qu’il vient de prendre. Il les regarde une deuxième fois puis descend vers la musique qui vient de commencer dans la salle des fêtes. La vie est belle, dit-il à haute voix dans l’escalier.

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Le long de la rivière, ils rencontrent de gros cailloux, des pierres roulées du talus, des ornières creusées par des engins agricoles. Il lui donne la main pour l’aider et elle le remercie de ce petit hochement de tête oblique qu’elle ne donne qu’à lui. Le chemin a été dur et ils ont peiné pour en arriver là. Pourtant, quand ils se retournent, leurs yeux ne distinguent plus ni trou ni ornière derrière eux, ils ne voient plus du chemin que les haies attentives penchées sur les deux bandes de terre ocre parallèles, les ombres quiètes des arbres et, dans l’auge constituée par les parois des haies, le liquide doré du soleil où nagent des nuées scolaires de moucherons, de larges papillons aux ailes galonnées de capitaines et des libellules venues de la rivière au corset couleur de tanches.

À un tournant, un arbre tombé en travers du chemin leur barre la route. Il est si vaste que ses branches vont jusque dans la rivière. Elle s’adosse au tronc couché qu’il caresse un instant de la main comme si c’était elle, allongée.

— Tu te souviens ? lui demande-t-elle.

— Nous n’étions pas mariés.

Vu d’en-dessous, le feuillage de l’arbre a le vert des feuilles des saules et ressemble aux taillis qu’une tempête aurait couchés. On a envie d’y passer la main et de l’oublier dans l’épaisseur touffue. Ce désir, ils l’ont en même temps, ils lèvent la main vers le visage de l’autre et, d’un mouvement tournant, elle continue vers la nuque de son mari, l’attire à elle, et quant à lui, il descend sa main sur l’épaule à demi dénudée, descend encore et l’appuie sur le tronc et fait de même avec l’autre, et des deux mains maintenant il est appuyé sur le tronc et elle est emprisonnée entre le tronc, le torse et les bras de son mari. Elle lui tient la nuque et l’attire jusqu’à ce que leurs visages soient si proches qu’ils voient dans les yeux de l’autre les petites taches dans l’iris et alors ses mains reviennent de la nuque au visage de son mari qu’elle serre tout entier dans ses paumes et elle pose sa bouche sur la sienne et, quittant le jour, l’arbre et le chemin, elle ferme les yeux, se rejoignant elle-même.

— C’était exactement comme ça, lui dit-il.

— Oh oui ! répond-elle.

Atomi imprastiati de soare par Ly-Lee, http://fav.me/dwz6nqAtomi imprastiati de soare, par Ly-Lee

On a poussé les tables contre les murs, balayé les boulettes de papier et les serpentins dans un coin, on danse. Quelqu’un met, « C’est la chenille qui se prépare / En voitur’ les voyageurs / La chenill’ part toujours à l’heure / Accroch’ tes mains à ma taille. »

— Il faut qu’ils dansent avec nous !

— Mais ils ont disparus !

— Où sont-ils ? Il faut les retrouver !

my SECRET by let-it-di - http://let-it-di.deviantart.com/art/my-SECRET-79883108My SECRET, par let-it-di

Ils contournent l’arbre. Le chemin rejoint la berge et ils marchent main dans la main, dans le bruissement de l’eau. Des toiles d’araignées palpitent dans les buissons, les bords du chemin sont couverts d’une herbe fine comme cheveux. Elle se baisse pour la caresser.

Elle le regarde dans les yeux, « Nous avons fait l’amour sur cette herbe. »

Il l’attire contre lui, « Ma chérie. »

ghosts by PumpkinMelody - http://fav.me/dosxlrGhosts par PumpkinMelody

— Viens, dit Joël à Laurence, je sais où ils sont.

— Mais les autres ?

— Ne leur dit rien surtout. Viens !

excuse me by PumpkinMelody - http://fav.me/dog7cjExcuse me, par PumpkinMelody

Il lui montre de l’autre côté de la rivière le mur neuf entourant la prairie qui s’emplira dans les années à venir de tombes, prenant la suite de l’ancien cimetière au pied de l’église. Leur caveau est déjà ici, grès moucheté de bleu.

— Notre château, dit-il avec un sourire moqueur.

Le chemin s’enfonce à nouveau dans les arbres. Ils marchent si près l’un de l’autre que l’on ne distingue entre eux qu’une fente de jour flottant dans la lumière de la forêt au gré de leurs pas, fente si étroite par moments que la couleur de leurs vêtements se mêle alors en une couleur nouvelle et hésitante, opacifiée par la lumière du chemin et nimbée de feuilles et d’écorces et de ciel.

Fading away like... by Viscosa - http://viscosa.deviantart.com/art/Fading-away-like-104570848Fading away like…, par Viscosa

Quand ils les ont aperçus au loin dans le chemin, Joël et Laurence se sont arrêtés.

Maintenant, ils les regardent s’éloigner lentement sur le chemin qui s’insinue entre les arbres et la rivière si doucement qu’au bout on ne sait plus lequel est l’un, lequel est l’autre, et que, renonçant à les démêler, on les unit en une seule personne.

— Tu crois que tu fêteras tes noces d’or, toi ? demande Laurence à son frère.

— Je les aime tu sais, dit-il.

pola 34 by osquibb - http://osquibb.deviantart.com/art/pola-34-72626423Pola 34, par osquibb

Parmi les acacias en fleur sous lesquels ils vont, elle soulève sa main entraînant avec elle la main de son mari pour l’appuyer sur son cœur.

— Tu sens ?

Il incline à demi la tête. Ses narines une seule fois se gonflent, puis il souffle doucement par ses lèvres entrouvertes, et l’air qui en sort ne fait pas plus de bruit qu’eux s’éloignant sur ce chemin, si doucement qu’il leur faut un long temps pour se fondre l’un en l’autre, pour constituer une silhouette complètement unie. Ils sont une flamme de bougie dans une atmosphère à peine troublée parfois par la brise venue de la rivière, et ce mouvement les rapproche encore.

Longtemps, leur fille et leur fils les regardent s’éloigner entre les arbres, devenir un doigt, puis une brindille, une graine, se fondant peu à peu au chemin.

Gilles Bertin


Texte publié initialement en 2011 lors de Vases communicants avec Jean-Yves Fick sous le titre Nous n’étions pas mariés.

Toutes les images (photos, polaroïds, collages) sont des créations d’artistes partagées sur DeviantArt, l’occasion de vous faire connaître ce remarquable lieu. Leurs références :