Que cachez-vous donc dans votre sac mauve ? (Villanelle de Noël)

Hello les chatons ça sonne sonne
tintamarre chic et magique
c’est le plus spectaculaire des Noëls

Que cachez-vous donc dans votre sac mauve ?
demande la sentinelle, des pinces de homard ?
Hello les chatons ça sonne sonne

Jetez vos jokers sur la patinoire sur le manège
entre les façades bleues et rouges
c’est le plus spectaculaire des Noëls

Passez derrière le rideau doré
déguster des sushis un capucchino crémeux
Hello les chatons ça sonne sonne

le vieux colombier ses pigeons mécaniques
la rue de Rennes tout au bout Montparnasse
c’est le plus spectaculaire des Noëls

la grande tour parée de lettres dorées
a coiffé son chapeau de mousquetaire
c’est le plus spectaculaire des Noëls
Hello les chatons ça sonne sonne

Paris, bus 96

Gilles Bertin, texte, montage
Florence Larisse, voix
Musique : Extrait de Peer Gynt – Prélude : Morning Mood (E. Grieg) joué par une boite à musique (music box) – Adaptation : Mourioche — licence : LESFhttp://www.sound-fishing.net/musique/musique-fete
Image : Par MrHedgeyMan, http://mrhedgeyman.deviantart.com/, Creative Commons Attribution 3.0 License


Ce poème a initialement été publié voici déjà trois ans, le 22 décembre 2014.

Les poèmes de métro publiés ici sont regroupés sur le tag poemes-de-metro

La forme Poèmes de métro a été inventée par Jacques Jouet, membre de l’Oulipo. La villanelle est un poème à forme fixe tel que défini par Joseph Boulmier dans sa villanelle intitulée Villanelle.

Cher Johnny

T’es mort alors je peux t’écrire, tu liras jamais cette lettre et donc elle t’embêtera pas parce que t’étais comme moi, un grand pudique. Je t’ai aimé en secret, à distance, j’ai jamais cherché à te le faire savoir. Tu m’as rien dédicacé, j’ai pas voté pour toi à la télé, j’ai pas fait le pied de grue devant des hôtels pour être à tes côtés dans une photo. Ce que tu me donnais non seulement me suffisait mais était tellement plus vaste que moi ! J’ai toujours su que je pouvais compter sur toi.

Johnny Hallyday
Johnny Hallyday, par Georges Biard, CC BY-SA 3.0

J’ai cinquante-sept ans et j’ai seize ans. Quelqu’un a mis Gabrielle. Les enceintes sont le centre du monde. Ta voix me prend, Johnny, comme si j’enfilais un pull à l’intérieur de moi. Un stroboscope cogne la salle, les vagues bleu et rouge des spots me roulent dessus, j’ai très chaud, il y a des odeurs de bière et de sueur et de fumée. Soudain je saisis le sens de la vie et perçois l’endroit précis que j’y occupe. Ça m’est jamais arrivé. J’ai jamais eu des pensées aussi personnelles. Le monde et moi, on a fait qu’un jusqu’alors, mais depuis que Gabrielle a commencé le cordon est coupé. Mes amis dansent, parlent, rient, il y a les tables, les murs, le rideau fluorescent des lumières, les verres et les cigarettes. Et il y a moi qui examine tout ça : je suis le moyeu de la roue, l’œil qui voit. Tu me pénètres, m’imprègnes, m’infuses, tu me colores, me submerges, m’apaises, me consoles, me rassures.
À la fin du morceau, je vais à la platine tourne-disque, soulève la pochette du quarante-cinq tours, l’oriente dans la lumière d’un spot. Simultanément, je reçois ton visage et tes yeux et ton nom, oh mon Johnny. Je me sens fière et exaltée et unique. Ma vie commence ce jour-là.

Un cheval pour Johnny — Hommage à Johnny Hallyday

Je prétends pas que tout ce que je sais je l’ai appris de toi, non !… mais l’important – l’essentiel – je le tiens de toi. T’as pas su que tu donnais tant, Johnny, t’étais comme une fleur qui sait rien de son parfum, comme un oiseau qui soupçonne pas la beauté de son chant. Dès Gabrielle, j’ai flairé ton mystère, j’ose pas dire ton « sacré », mais c’est pourtant le mot. Tu étais à la fois moi, dans toutes les fibres de mon corps, et plus que moi, plus vaste, immense, comme un géant mais pas trop, car t’as toujours été modeste, t’as toujours eu la politesse de pas être infini, d’avoir aucune prétention de sagesse ou de donneur de leçon ou de philosophe, tu étais à ma portée, ni trop près comme un copain ou ma mère, ni trop loin comme un gourou ou un père… voilà, mon cher Johnny, voilà j’ai dit le mot qui nous réunit, c’est « père ». T’étais bébé quand le tien s’est barré. Le mien aussi s’est évaporé. C’est mieux comme ça, il tenait pas la route. Alors que toi, t’as été debout, présent, t’as mené ta vie sans te dérober. À chaque fois que j’avais besoin de toi, t’étais à ma disposition, partout dans ma maison, sur les murs, entrée salon chambres partout jusqu’aux toilettes, j’ai tous tes disques, tes affiches, tes vidéos, tout ce qui sort sur toi. T’es mon homme, t’as été le premier. Je t’ai aimé, je t’aime et je t’aimerai toujours. Dès que j’ai pu, après mon divorce et quand mes enfants ont été assez grands, je t’ai suivi dans tes tournées françaises, je suis allée à chacun de tes concerts, sept ou huit d’affilée à chaque fois… douze en 2009, je réservais un ou deux ans à l’avance. Le 24 novembre 1996, j’étais à L’Aladdin Theater, à Las Vegas, là où le King avait joué et où tu avais tant rêvé de passer à ton tour. Je me suis nourrie de toi et, à la fin, t’en es mort de tout cet amour de moi et de tous ceux qui t’ont tant aimé. Je vais continuer seule. Sans toi. Tu me lâches, tu m’abandonnes, indifférent à mon égard comme tu l’as toujours été, et c’est pour ça que je t’ai tant admiré, pour ta force à tracer ta route sans rien demander, sans rien attendre de personne, du moins c’est ce que je crois, y a eu ces histoires sordides ces dernières années, comme autour des autres superstars de ton niveau, moi je me suis toujours tenue loin de toi, je t’ai rien demandé de plus que ce que tu donnais, comme ça nous sommes restés libres tous deux, nous nous devons rien, c’est la meilleure relation, la plus simple, en t’écrivant ces lignes je comprends à quel point en t’aimant j’ai appris à aimer, à me tenir à la bonne distance de l’amour, après le divorce imposé par mon ex-mari, j’ai eu plusieurs amants, leurs prénoms ne comptent pas, pas plus que le tien Johnny, un prénom d’emprunt comme le sont pour moi ces hommes que j’emprunte à leurs femmes, des hommes doublement attachés, qui vivent comme des cantonniers, dans les strictes limites que nous leur fixons, leurs épouses et moi, alors que toi, tu n’as jamais eu peur d’aimer, notre relation a été dépourvue de frictions, tu ignorais tout de mon existence et j’obtenais de toi tout ce dont j’avais besoin, personne ne l’a jamais admis, ni ma mère, ni mon ex, ni mes enfants, ni mes amants, c’était… c’était à leurs dépens, pensaient-ils, prélevé sur leur quote-part ! Maintenant, je vais m’enrouler autour de toi à l’intérieur de moi et on va rester comme ça ensemble, à jamais, dans une étreinte infinie. Ta voix est en moi. Sans elle, abattant les murs, écartant les nuages, fendant les forêts, qu’aurais-je été qu’une femme ne m’appartenant pas, je n’aurais jamais rejoint celle que je suis, quelqu’un qui tient sa place même si je suis que secrétaire, j’ai découvert ma vie dans la tienne, personne d’autre a jamais su m’apprendre ça, la vie Johnny, la vie… que toi ! comment faire avec et quoi en faire, t’avais pas le secret ni le mode d’emploi, ni la patience ni la sagesse, t’avais juste cette intelligence de la prendre contre toi et d’en jouer sans la ramener, sans t’étendre, t’as été un mec discret au final, loin de l’image qu’on se faisait de toi, d’un mec limité, sans grand talent, et ça me plaît aussi, ça, d’avoir ce souvenir de toi, un homme qu’on prend pour moins qu’il est, qu’a pas de solution pour les autres, un homme qui m’a jamais déçu, le seul. Bye bye mon Johnny.

Gilles Bertin


Cher Johnny a été initialement publié en 2012 dans la revue littéraire Dissonances

Photos :

Le jardin qui n’en finit pas

Le jardin fut longtemps ce lieu mi-secret mi-public à l’entrée encaissée, entre pivoines et coudriers, à la barrière de bois étroite et bancale, où sa mère travaillait, vaste chapeau de paille sur la nuque, cueillant penchée de longs haricots verts, les jetant dans un panier d’osier invisible entre les lignes des planches aux carrés comme les étals d’un marché, ici les monticules bruissants des asperges, là déversés en vrac les jetons de loto des radis, des carottes et des laitues veinées d’ocre, sur la corde à linge les voiles battants des draps, flattant au passage bras et visage, leur odeur de femme brune disputant à celle de la terre bêchée le privilège de tracer les frontières internes du jardin et, tapie dans la haie, une ruche au bruit de source que le grand-père récoltait un sac à jambon sur la tête, déposant les gaufrettes brisées des rayons d’or dans des saladiers, à l’abri des pans de cathédrale des haricots ramants violets, leurs gousses pendant comme des chenilles à leurs fils et, à mi-chemin entre l’entrée et le fond du jardin, les planches de tomates, pieds paillés depuis juin, feuilles vert sombre, leur odeur musquée lorsqu’on séparait le fruit de la tige, odeur qui demeurait sur les doigts, cette odeur des tomates, la plus verte des celles de ce jardin où vient en son fond un lilas mauve avec quelques arbres fruitiers, jetant leurs années de luxuriance un ou deux paniers de mirabelles perlées de jus dans les feuilles des orties, et, avant d’arriver au bout de ce jardin avec les plants de betteraves rouges, de pommes de terre et d’endives, il y avait, qui étendaient chaque année sur des territoires plus vastes leur conquérante emprise de marcottage, les fraisiers aux fruits grignotés par la racaille des rampants ou maraudés par des doigts impatients, et leur odeur d’avant sucre quand, accroupis devant le frigidaire, ils étaient dévorés dans la vaisselle de l’enfance, tapissant le palais d’une histoire aussi riche de sensations que celle de ce vieil homme venu d’Afrique travailler en France, sortant chaque matin de son immeuble, chemise blanche, veste et cravate, allant dans les rues ses souvenirs à la main, le goût acide et sucré des fraises dictant au clavier de l’ordinateur la grande histoire du jardin, les draps battant dans les heures, les vols de martinets des abeilles, les haies le soustrayant au monde, rectangle de terre tout entier inclus dans la bouche et le nez, et de l’autre côté de la palissade, la vie attendant de s’éloigner de ce quadrilatère à la géographie minutieuse, emporter ce poids des tomates dans les paumes, leur senteur têtue mêlée au parfum grenu des fraises, emporter l’image du mouvement de cette femme cueillant les repas dans les rangs verts, emporter le don des pétales des pivoines à ce jardin qui n’en finit pas.

Gilles Bertin, 2006