Une minute encore

Un homme court sur un tapis roulant d’entraînement. Son staccato évoque celui des rails des trains de déportés qui convergent de toute l’Europe vers l’Allemagne. Sa course, la course incessante des prisonniers, fouettés par les SS. Sa performance athlétique les théories nazies sur la culture physique. En courant, cet homme, l’acteur et metteur en scène Thomas Germaine, dit un montage d’extraits des textes de Charlotte Delbo, l’une des 230 femmes qui dans le convoi du 24 janvier 1943 part pour Auschwitz. Les textes de Charlotte Delbo constituent une trilogie Auschwitz et après éditée chez Minuit.
Cette course sur ce tapis si moderne, emblématique de notre société qui, elle aussi, voue un culte au corps, par ce jeune homme en pleine santé est un magnifique travail d’acteur, de mise en scène, de théâtre qui sert le texte de Charlotte Delbo vibrant de vie, d’humanité, d’espoir, de révolte tendue vers nous – lecteurs et spectateurs – avec justesse, sans pathos.
Si vous avez la chance et le privilège de pouvoir aller au festival d’Avignon cette année, allez voir ce spectacle. Il est bouleversant.

Infos pratiques :

  • Tous les jours du 7 au 27 juillet à 14h20 sauf les 8, 12, 15, 22 et 26 où le film Le Convoi du 24 janvier 1943 est projeté
  • La Manufacture – Réservations : 04 90 85 12 71

La muselière

« Le système nous veut triste et il nous
faut arriver à être joyeux pour lui résister. »
Gilles Deleuze

Les mains du type sur la sangle de la muselière. Ses doigts aux ongles rongés qui soulèvent l’ardillon, engagent la lanière dans la boucle, tirent, ferment sa gueule au chien. Il lui parle en même temps. Autour, du grillage, un couloir, un clébard dans chaque box. Ils sortent de la société de gardiennage, direction la station de métro. Derrière eux, des traces humides. Les gros chiens, ça bave sans arrêt. Comme les clims de bagnoles. Lui, il a sa tenue de travail, un uniforme à faire peur, genre Allemagne de l’Est avant la chute du mur, affublé d’un écusson démesuré. Ils embarquent dans la rame de métro. Les gens font semblant de rien. Comme si le nazi de série B et la bête malheureuse qu’il tient en laisse étaient transparents. Ou s’ils se déplaçaient dans la quatrième dimension. Chacun son journal, son téléphone, ou absorbé dans la contemplation de ses ongles. Le chien, excité, en surdose de stimulations avec toutes ces odeurs. Aisselles, chaussures, serviettes hygiéniques, barquettes McDo. La moitié de la ville passée là depuis la mise en service du wagon.

Couinement du chien, soudain.

Un jappement court. Qui s’enfonce dans la rame comme une lame. Le type donne un grand coup de poignet sur la laisse, emportant la gueule du chien en arrière. Les passagers regardent – bien obligés – et retournent aussitôt dans leurs téléphones et leurs journaux, comme si de rien. Alors que.

Le chien baisse la tête, vaincu. Fléchit son arrière-train, révélant une tache bleue sur sa cuisse. Un tatouage. On lui a rasé les poils et on l’a tatoué. Un matricule ? La marque de la société de gardiennage ? Lui et ce type ont été des gamins, poil court, peau tiède. Un chiot déconnant avec ses frères. Un nourrisson tétant le sein de sa mère, salive et lait mêlés. Il aurait fallu les tuer juste après. Avant qu’ils ne soient reliés par cette laisse.

Le chien a senti quelque chose dans le wagon. Il a eu peur. Quelque chose qui s’est emparé de nous tous depuis bien longtemps. Il a jappé. La laisse l’a rappelée à l’ordre. Un coup sec. De derrière.

Le fichier

— Il comprend pas ce qui se passe avec le fichier.

Les deux vieilles dames sont assises dans la troisième rangée de fauteuils du wagon. L’une est manifestement un peu gaga, pas finie, elle a le corps tordu, comme souvent les déficients mentaux.

— Il comprend pas ce qui se fasse avec le fichier, répète-t-elle.

— Ils doivent avoir des problèmes, lui explique l’autre.

Le type est avec son téléphone dans le sas d’entrée, il parle très fort.

— Je ne comprends pas ce qui se passe avec ce fichier, répète-t-il une fois de plus.

Les passagers le regardent. La vieille gaga se penche dans l’allée pour le zieuter.

— Pourquoi il comprend pas, fait-elle, il est con ou quoi ?