Texte en trois parties
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La calvitie d’Eugène se faufile entre les stèles des tombes à la recherche de mauvaises herbes à tirer du sol. Depuis quelques années, les seules personnes à qui j’adresse encore la parole sont des hommes comme lui, des hommes au dos en forme de parenthèse, des hommes bien plus âgés que moi. J’en peine sur le manche de mon balai et cela me ploie vers le sol glabre. Il serait temps que je change ma vie, que je ne me satisfasse plus des confidences trouées d’hommes trop vieux, ni de leurs encouragements mous. Avant qu’il ne soit trop tard, je devrais aller à la pêche ou taper dans un ballon avec des hommes de ma génération, des hommes qui se lèvent le matin pour toute la journée, des hommes qui portent des chaussures de sports.
Ma fille est morte. Ma femme aussi. Dans un bête accident de voiture. Tous les accidents sont bêtes. J’ai erré quelques années jusqu’à trouver ce travail qui me permet de vivre en leur compagnie. J’énumère les années sur les pierres tombales. Tant d’enfants, tant d’hommes, de femmes meurent jeunes. Personne n’en a conscience. Pour le découvrir, il faut parcourir les allées des cimetières, comme je le fais avec ma brouette, lire les noms et les dates gravés sur les pupitres de marbre posés sur ces corps morts trop tôt.
Cimetière de La Tronche près de Grenoble – DR www.lignesdevie.com
Cela me convient de pousser cette brouette, de ramasser les feuilles mortes, de repiquer dans leurs vases les queues en plastique des fleurs artificielles, de rapporter à l’entrée du cimetière le soir les petits arrosoirs vides oubliés près des tombes. Je suis comme ces autres jeunes hommes qui poussent des serpents de caddies sur les parkings des supermarchés, qui veillent à leur propreté et qui mesurent d’un œil désabusé les allées et venues des gens. Ici, l’affluence est bien moindre. À peine quelques vieilles et des couples dépareillés qui se tiennent par le coude, sans savoir lequel soutient l’autre. Parfois, un cortège se rend tête basse à une tombe fraîche. Je l’accompagne de loin. Je sais qu’ils vont jeter des pétales de fleurs faute de pouvoir y jeter autre chose. Je sais qu’ils s’en iront tordus, que quelques-uns d’entre eux resteront après, reviendront, mais pour ceux-ci, il sera trop tard, il sera trop tôt.
Je mouche le novembre de mon nez. Je n’aime plus les mouchoirs en papier, ils se jettent avec le chagrin, comme si l’on pouvait se débarrasser du passé dans une poubelle. Je remets mon mouchoir dans ma poche, là où je peux le sentir aller et venir contre ma chair. C’était un mouchoir de ma fille, la seule chose que j’aie conservée d’elle. Ce soir, je le laverai une fois de plus dans l’eau tiède d’une cuvette. Je sentirai mes glaires s’enrouler autour de mes doigts gourds, adhérer à ma peau calleuse et se coaguler comme des chevreaux effrayés serrés les uns contres les autres sous l’orage de mes souvenirs. Je ferai sécher le tissu humide sur le radiateur et le remettrai dans ma poche demain matin. Cette lessive quotidienne me fera du bien : c’est mon métier, entretenir les souvenirs les plus chers. C’est pour cela que l’on me paie. Pour me substituer aux gens. Pour qu’ils n’aient pas à venir entretenir leurs tombes. Pour qu’ils trouvent, quand ils viennent ici occasionnellement, des pierres lustrées et fleuries. Pour qu’ils puissent s’imaginer que tout est en ordre dans leur vie, puisque tout est propre ici, puisqu’ils paient pour cela.
Première partie de Les morts regardent le ciel, Lire la suite