AOÛT 2002
Rencontre nocturne
Avant de s’engager dans les montagnes bleues, Tomás Gomez s’arrêta pour prendre de l’essence à la station isolée.
— Tu te sens pas un peu perdu ici, petit père ? dis Tomás.
Le vieil homme essuyait le pare-brise de la camionnette.
— Je ne me plains pas.
— Ça te plaît, Mars, petit père ?
— Tu parles. On y voit toujours du neuf. Quand je me suis décidé à venir l’an dernier, j’étais prêt à ne rien attendre, à ne rien demander, à ne m’étonner de rien. Il faut qu’on oublie la Terre est ce qui s’y passait. Regarder autour de soi, ici, voir comme tout est différent. […]
— T’as raison, vieux, dit Tomás, ses mains tannées posées sur le volant. Il se sentait en forme. Il venait de travailler dans l’une des nouvelles colonies pendant dix jours d’affilée et maintenant il avait deux jours de liberté et se rendait à une petite fête.
— Rien ne peut plus m’étonner, dit le vieux. […] Tu sais ce que c’est, Mars ? Pour moi, c’est un truc qu’on m’a donné à Noël, il y a soixante–dix ans, t’en a peut-être jamais vu — ça s’appelait un kaléidoscope, des bouts de verre ou de tissu, des perles, avec des chouettes couleurs. On tenait ça ça dans le soleil et on regardait à travers. Ça te coupait le sifflet. Tous ces dessins que ça faisait. C’est comme ça, Mars. Faut en profiter. Prendre le pays comme il est. Bon sang ! tu te rends compte que cette route, ici, a été construite par les Martiens il y a près de deux mille ans et qu’elle est encore en bon état ? Bon. Ça fait un dollar cinquante. Merci et bonne nuit.
Thomas démarra et partit le long de la vieille route, un sourire tranquille aux lèvres.Chroniques Martiennes, Ray Bradbury (extraits)
Chroniques Martiennes, Ray Bradbury, première parution en 1954, éd. Denoël, collection Présence du futur, traduction de l’anglais (États-Unis) par Jacques Chambon et Henri Robillo
Dyptique : Chroniques martiennes #381-382, Gilles Bertin — À gauche Gaz d’Edward Hopper, à droite Traces du robot Spirit (source : Wikimedia) sur les pages 118 et 119 des Chroniques Martiennes. Technique : cyanotype.
Bravo pour ce magnifique cyanotype
Merci 🙂