L’atelier, fragment 7120

L'atelier, fragment 7120

« Il y a et il y a eu et il y aura un nombre infini de choses sur terre. Des individus tous différents, souhaitant tous des choses différentes, connaissant tous des choses différentes, aimant tous des choses différentes, ayant tous une apparence différente. Tout ce qui a été sur terre a été différent de toutes les autres choses. C’est ce que j’aime : la différenciation, le caractère unique de toute chose et l’importance de la vie… Je vois quelque chose qui semble merveilleux ; je vois la divinité dans des choses ordinaires. »

Diane Arbus
Dissertation sur Platon, séminaire d’anglais, Fieldston School,
28 novembre 1939


Photo : L’atelier, fragment 7120 — Gilles Bertin

Israël Horovitz, Courtes pièces inédites — Avignon 2015

Israel Horovitz pièces courtes

Quatre pièces inédites courtes d’Israël Horovitz à Avignon, au Théâtre du Verbe Fou, jusqu’au 26 juillet. Format idéal pour le découvrir, c’était mon cas ce matin, rendez-vous depuis longtemps remis. Une très vieille femme cherche son chat dans Cat Lady. Comme lui, elle a eu au moins neuf vies. Son premier mariage à 16 ans et son enfant mort-né. Mariage annulé. C’est la propre histoire quasiment de Horovitz telle qu’il la raconte à propos d’une autre pièce courte — La Marelle — dans la préface de Dix pièces courtes :

J’avais 17 ans ma petite amie qui en avait alors 16 est tombée enceinte. Nous avons demandé conseil à nos parents. Dans la semaine qui suivit, ils ont organisé une cérémonie de rabbi et de noces. Six mois plus tard, le bébé est né avec une malformation des poumons. L’enfant a lutté durant 11 jours avant de mourir. Nos parents ont acheté un petit cercueil en béton et ont arrangé son enterrement dans une tombe sans inscription. J’ai senti que beaucoup d’adultes autour de nous était d’une certaine façon soulagés de voir le pêché effacé. Nous sommes restés mariés pendant quelques mois, sans savoir pourquoi ni l’un ni l’autre. Une nuit, nous avons fait chambre à part. […] Mon père, alors jeune avocat enthousiaste, arrangea l’annulation de notre mariage. Qu’est-ce que ça veut dire ? j’ai demandé. Mon père m’expliqua que l’annulation était une manière légale d’effacer le mariage des livres officiels comme s’il n’avait jamais eu lieu. Le mariage disparut… simplement, rapidement, légalement. Avant ce tour de magie, je ne me souviens pas d’avoir discuté de cette affaire avec mon père. L’écriture de La Marelle était une façon pour moi de réinscrire ce mariage dans les livres officiels. Ainsi, La Marelle résonne comme quelque chose de terriblement vrai. Et oui, je sais que c’est affreux cette manière nous nous, les artistes, nous prenons des événements de nos vies, nous les blanchissons, les reformons ; comme les étendons aux regards de tous sur des fils ô combien publics.

Extrait de la préface de Dix pièces courtes

Cette très vieille dame aura comme son chat égaré de nombreuses autres vies dont une au moins très réussie. Comme l’interprétation de Marie-Gaëlle Janssens-Casteels au service de l’humour, de la vacherie et de la tendresse d’Horovitz. Impossible d’en dire plus de l’histoire sans la spoiler. Par contre, il est possible de dire la féroce énergie qui se dégage de cette vieille femme à la recherche de ce chat si têtu, si déterminé à vivre sa propre vie, lui aussi.

Dans Le cadeau promotionnel, une jeune femme (Laurence Briand) semble être venue vendre une assurance–vie à une bourgeoise (Marie-Gaëlle Janssens-Casteels) d’un quartier résidentiel de New–York. Son mari est mort. Ils avaient adopté un enfant. Les deux femmes font connaissance prudemment. On devine qu’il ne s’agit pas d’assurance–vie. Un spectaculaire rebondissement au milieu de la pièce remet tout en question entre elles. Comme dans la pièce précédente, il est question de vie. De naissance. De maternité, de paternité. De quoi nourrissons-nous nos vies ? d’autres vies ? Horovitz parle du temps, de la vie. Surtout du temps de la vie. En mettant une loupe aux endroits essentiels. Confrontation de deux femmes autour d’un enfant à travers ces deux actrices.

La mise en scène de Bernard Lefrancq est simple et efficace, sans gras, comme l’écriture de Horovitz. Avec des actrices qui tracent des rosaces invisibles sur la scène, enchevêtrées et brillantes comme des traces d’escargot. Marie-Gaëlle Janssens-Casteels et Laurence Briand jouent très bien. Il reste jusqu’à dimanche pour les voir dans ces pièces et découvrir ces textes inédits d’Israël Horovitz. Avec en prime quelques uns de ces poèmes.


Infos pratiques : tous les jours à 10h45 jusqu’au 26 juillet, Théâtre Le verbe fou par la compagnie du même nom, 95 rue des Infirmières, Avignon — Réservation : 04 90 85 29 90 — 20 € Plein Tarif – 14 € Tarif carte off – Site web : Le verbe fou Festival 2015

Dix pièces courtes, Israël Horovitz, éd. Théâtrales, 288 pages, ISBN 978-2-84260-249-9 — Prix, 22,5€ — Nota : les 4 pièces inédites jouées ici ne figurent pas dans ce recueil.

Chroniques martiennes

Chroniques martiennes - Dyptique #381 #382

AOÛT 2002

Rencontre nocturne

 

Avant de s’engager dans les montagnes bleues, Tomás Gomez s’arrêta pour prendre de l’essence à la station isolée.
— Tu te sens pas un peu perdu ici, petit père ? dis Tomás.
Le vieil homme essuyait le pare-brise de la camionnette.
— Je ne me plains pas.
— Ça te plaît, Mars, petit père ?
— Tu parles. On y voit toujours du neuf. Quand je me suis décidé à venir l’an dernier, j’étais prêt à ne rien attendre, à ne rien demander, à ne m’étonner de rien. Il faut qu’on oublie la Terre est ce qui s’y passait. Regarder autour de soi, ici, voir comme tout est différent. […]

— T’as raison, vieux, dit Tomás, ses mains tannées posées sur le volant. Il se sentait en forme. Il venait de travailler dans l’une des nouvelles colonies pendant dix jours d’affilée et maintenant il avait deux jours de liberté et se rendait à une petite fête.
— Rien ne peut plus m’étonner, dit le vieux. […] Tu sais ce que c’est, Mars ? Pour moi, c’est un truc qu’on m’a donné à Noël, il y a soixante–dix ans, t’en a peut-être jamais vu — ça s’appelait un kaléidoscope, des bouts de verre ou de tissu, des perles, avec des chouettes couleurs. On tenait ça ça dans le soleil et on regardait à travers. Ça te coupait le sifflet. Tous ces dessins que ça faisait. C’est comme ça, Mars. Faut en profiter. Prendre le pays comme il est. Bon sang ! tu te rends compte que cette route, ici, a été construite par les Martiens il y a près de deux mille ans et qu’elle est encore en bon état ? Bon. Ça fait un dollar cinquante. Merci et bonne nuit.
Thomas démarra et partit le long de la vieille route, un sourire tranquille aux lèvres.

Chroniques Martiennes, Ray Bradbury (extraits)


Chroniques Martiennes, Ray Bradbury, première parution en 1954, éd. Denoël, collection Présence du futur, traduction de l’anglais (États-Unis) par Jacques Chambon et Henri Robillo

Dyptique : Chroniques martiennes #381-382, Gilles Bertin — À gauche Gaz d’Edward Hopper, à droite Traces du robot Spirit (source : Wikimedia)  sur les pages 118 et 119 des Chroniques Martiennes. Technique : cyanotype.

Il est absolument vain et absurde de vouloir comprendre quelque chose à sa propre vie, Carlos Liscano

Passant 315, Gilles Bertin

Je suis l’invention d’un petit jeune homme dont les racines se trouvent au coin d’une rue, dans une maison qui existe encore, près d’un arbre énorme qui existe lui aussi. Dans un quartier où tout le monde n’avait pas l’eau potable, où il y avait un seul téléphone pour un grand nombre de maisons à la ronde, et des adultes étrangers qui parlaient espagnol avec difficulté. En face de ma maison il y avait un robinet d’où les riverains tiraient leur eau et où avec les autres enfants je me douchais l’été, et aussi des chevaux en liberté qui ouvraient le robinet avec les dents pour boire. Le chemin qui va de ce coin de rue à la création de l’écrivain a été lent, laborieux, plein d’erreurs. Le parcourir a demandé au petit jeune homme plus de trente ans. Je tente ici de me raconter ce voyage. J’essaie de commencer et je ne sais pas encore comment faire. Parce que je ne trouve pas les mots justes, les mots précis pour dire pourquoi je suis vivant et pour quoi faire. Je ne trouve pas les mots qui diraient « c’est ainsi », comme un poing qui frapperait sur la table. Si je réussis à me raconter ça j’aurai compris. Parce que je sens qu’il est nécessaire de comprendre, bien que je sache aussi qu’il est absolument vain et absurde de vouloir comprendre quelque chose à sa propre vie. Une explication justifie tout et son contraire. Or, ce que je pourrais faire de mieux ce soir c’est aller dans un bar parler avec le premier venu et ne rien lui demander, comme il se doit. Aller au Santa Catalina manger le veau au four de Lourdes et regarder les Péruviens taciturnes qui dorment assis et passent la nuit appuyés à la table parce qu’ils n’ont pas de lit pour les accueillir.

Carlos Liscano, L’écrivain et l’autre (texte n°20)

Carlos Liscano est né en Uruguay en 1949. Condamné pour raisons politiques par le régime militaire à l’âge de vingt-deux ans, il passe treize années en prison, durant lesquelles il subit la torture. Libéré en 1985, il a alors trente-cinq ans. Liscano s’exile en Suède, où il exerce les professions de traducteur, journaliste, professeur d’espagnol et écrivain. Il rentre en Uruguay en 1996. Depuis, il vit entre Montevideo et Barcelone.
C’est pendant son incarcération que Carlos Liscano se met à écrire : des nouvelles, deux romans, un recueil de poèmes, des pièces de théâtre ; une œuvre profondément influencée par ses deux maîtres, Kafka et Céline. Lui-même parle de « littérature de la pauvreté » pour définir son travail, et son style dépouillé, laconique, cru, n’en est pas moins profondément poétique.

Présentation de Carlos Liscano sur le site de Belfond, son éditeur français (extrait)


Carlos Liscano, L’écrivain et l’autre, éditions Belfond, traduction de Jean-Marie Saint-Lu, parution février 2010, prix en poche chez 10/18 : 10€

Photo : Passant#315 — Gilles Bertin