Confusions

— 1 —

17A-18A-En-cité, Lyon, mars 2015 — Sténopé Gilles Bertin

Vous avez rendez-vous. Il ne te reconnaît pas te rends-tu compte alors que tu avances vers lui, avec un sourire engageant.
— Bonjour, lui dis-tu, espérant que ta voix lui rappellera qui tu es.
— Bonjour Monsieur, te répond-il et il se met à te parler, mais comme à quelqu’un d’autre, quelqu’un avec qui visiblement il te confond.
Tu attends qu’il se rende compte de sa confusion par lui-même. D’ailleurs, tu n’as pas envie de te le mettre à dos. Et il tchatche et il tchatche, et tout en te parlant jette des regards là-bas, tu comprends qu’il guette ton arrivée, alors que tu es ici, devant lui.
In petto, tout doucettement, tu ris de la situation. Un peu jaune, tout de même… Tu te mets dans sa tête, à sa place, et un instant tu vois avec ses yeux la situation à l’envers, de son point de vue. Comment peut-il donc ne pas te reconnaître ?… Quand tu vas lui révéler qui tu es, c’est lui qui va être gêné !

— 2 —

La vendeuse est très différente de la fille de ta boulangerie habituelle, elle a de grands yeux bruns. Au moment de commander, tu ne sais que lui dire. Tu finis par trouver dans une étagère vide au fond de ton cerveau : tu veux un pain au raisin, oui… ou ce chausson. Première fois que tu passes par cette rue. Les portes cochères sont ouvertes sur des cours bosselées ; des vélos accoudés aux murs ; quelques bacs avec des arbustes penchés ; un homme téléphone, épaule contre le chambranle d’un porche ; une femme sort dans la rue portant une cage pour chat avec, glissé au fond contre la grille de la porte, un lapin les oreilles couchées ; tu devines les capuches vertes et jaunes des poubelles de tri à travers le feuillage d’une glycine couvrant une pergola au centre d’une cour, comme à Berlin ou à Bruxelles. Depuis des années, tu arrivais par une autre rue, tu traversais le marché, l’âme de ce quartier, odeurs de menthe, de mimosa, de fraises, de volaille grillée, à travers les diables chargés de caisses de carottes, de choux-fleurs, de salades. Ce matin, tu as fait autrement. Tu as pris cette longue rue en retrait du marché. Tout y est différent comme si tout, à nouveau, était possible.

— 3 —

Tu frappes. Personne n’ouvre. Tu frappes à nouveau. Tu insistes ! La porte reste close. Pas de voix derrière qui te dise d’entrer. Tu appuies sur la poignée. Pousses. La serrure résiste.
Panique, ton cœur cogne trois ou quatre coups brutaux. Durant quelques secondes, tu ne sais plus où tu es.
Que se passe-t-il donc ?
Tu comprends : c’est ta porte ! Tu viens de toquer à la porte de ton propre bureau !
Personne ne te répond… Évidemment puisque tu n’es pas dans ton bureau mais dehors, dans le couloir. Cela n’aurait pas de sens de se dire à soi-même « Entrez » alors qu’on est dehors.
Puis tu te souviens de tes clefs. Elles sont dans ta poche. Tu avais mis la serrure en sortant. Quand tu te rassieds dans ton fauteuil, tout redevient normal. Tu reprends ton travail, à nouveau concentré sur ta tâche, comme tu sais le faire.

Gilles BERTIN

Ce texte a été initialement publié en août 2012 chez Christine Leininger, sur son site Les embrassés, dans les Vases communicants.

Photo : sténopé GB, mars 2015