A la découpe

Suivez-moi avec ma tronçonneuse ! Elle coupe bien la garce. Modèle récent, fibres de carbone, batterie lithium-ion, ultra-légère. Avec elle je peux courir, monter, descendre ruelles et passages de la ville. Parce que, où j’opère, ça grimpe, c’est les pentes, la colline, l’ancien quartier canut, faut en être, 1831, 1834, 1848, ça vous dit quelque chose ?

Je m’agenouille sur le ciment, je presse l’interrupteur. La lame tourne si vite qu’elle semble immobile. A peine audible. Jusqu’à ce qu’avec son tranchant feutré j’effleure le bitume. Là, ma petite garce chérie crie.

Elsa et Ève surveillent. Chacune son bout de rue pendant que j’avale la poussière. La machine tressaute. Je la serre ferme. Bras malmenés, doigts blancs sur les deux poignées. Faut faire très vite, le « CSP plus » veille. Le Comité de Salubrité Publique. Partout ses membres. Dans leurs bonbonnières bobos, derrière les fenêtres dépolies de leurs lofts, de leurs crèches poutres apparentes. Les caméras pivotent sur leurs bases dans les globes cuivrés des lampadaires. On nous télé-regarde, on nous télé-veille, on nous télé-télé. Je vous emmerde.

Micro implantation florale, Lyon, Pentes de la Croix-Rousse

Je découpe. Giclées phosphorescentes. La lame s’enfonce. Fumées. Je tousse. Putain ! La lame se bloque ! Je secoue la tronçonneuse. La lame repart. Je vous aurai tous, je mettrai fin à vos règnes d’araignées bitumeuses, bétonneuses, cafardeuses. Vive la découpe !

Relevez-vous frères lobos ! Descendez avec vos couteaux à jambon, vos Laguioles, vos Ikéa cutters. Ne me laissez pas opérer seul.

Le marteau. Je frappe, je tape, je cogne. Encore et encore. Jusqu’à ce que la croûte craque.

Je déblaie les grenailles, le granulat, le concassé, le duraille. Ça part derrière moi, dans les crottes de chien, les enjoliveurs.

Soudain la terre ! Mes doigts dedans. Elle existe dessous la bonne terre. Pas d’attendrissement ! Dégager un rectangle ! VITE ! Elsa ! Ève ! Venez ! Elles accourent avec les godets de plants, le bio engrais, l’arrosoir. Oh vos mains dans la terre mes belles.

Nous remontons la rue avec tronçonneuse et plantoir, nous continuons notre tâche, nous sommes au début, en bas de ces pentes. Nous allons ouvrir des interstices dans la cité.  Les premières fissures. Voilà ce que veut ma tronçonneuse, fouger cette bon dieu de ville.

Texte initialement publié chez Frédérique Martin le 4 septembre 2009 dans le cadre des Vases Communicants et légèrement remanié.

Publié par

Gilles Bertin

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5 réflexions au sujet de « A la découpe »

  1. C’est drôle, j’avais moi aussi l’intention de mettre sur mon site le texte que je t’avais confié pour ce vase et qui s’intitulait « Lassitude ». Comme quoi, nous ne sommes pas amis par hasard. Quand tu reviendras me voir, je propose que nous allions jardiner ensemble.

  2. @Kouki, Christophe, il y a des gens qui se baladent en ville avec des graines dans les poches et dès qu’ils voient un espace avec un peu de terre, ils sèment.

    @Ambre, merci.

    @Frédérique, c’était mon 1er vase. Si je jardine à la tronçonneuse chez toi, tu risques de ne pas apprécier.

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