La carpe

Ce poisson sans défense sait qu’il n’a que deux choix dans la vie : soit se faire oublier, soit se faire manger […]. Au mieux, il peut éviter d’avoir mal et c’est tout ce qu’il attend de la vie, ce qu’il considère comme le bonheur.

Citation extraite du blog de Argancel, « C’éclair ! L’efficacité au quotidien », http://blogasty.com/billet/366816…

Puisqu’elle [la carpe] est persuadée qu’elle ne peut pas gagner ou obtenir des résultats dans la vie qui sortent de la moyenne, elle aura tendance à ne pas tenter sa chance et à tout faire pour échouer rapidement […]

Citation extraite du blog de Olivier Leroux, coach, formateur et consultant senior, http://blog.olivierleroux.com/2009/12/…

La carpe est dégueulasse à manger, les enfants le savent. Elle est emplie d’arêtes fines, organisées en couches successives, croisées comme ces reprises que les vieilles font aux talons des chaussettes, courbées sous l’unique ampoule basse énergie de leur masure. Quand on croit avoir franchi leurs rangées de défense se succédant comme les palissades dans les dunes, quand on espère enfin laisser fondre la chair fine sous la voûte de son palais, alors une dernière esquille, fine et pointue comme un cheveu du diable si celui-ci n’était pas chauve comme une mirabelle, s’enfonce sous sa gencive.

Source: http://en.wikipedia.org/wiki/Image:Common_carp.jpg Common carp (Cyprinus carpio). Public domain image from USFWS National Image Library.
Source: http://en.wikipedia.org/wiki/Image:Common_carp.jpg

Si la carpe est aussi dégueulasse, c’est aussi à cause de son goût prononcé de vase, comme certains whiskies tourbés d’Irlande. Seuls les gens de pays d’eaux sombres, écrirait Philippe Claudel, aiment la carpe, dans les Dombes, en Sologne ou dans le quartier du Sentier, à Paris, où arrive chaque mercredi du Loiret ou de Belgique un camion aux citernes emplies de carpes. Le marchand les pèse à même la chaussée, sur une balance autour de laquelle ça discute ferme, les carpes d’un noir mouillé de gouache  fraîche tressautant dans leurs baquets. Dans les régions d’étangs,  ce sont des opérations clandestines en fin de nuit. Quand le jour se lève, restent sur la boue, se débattant dans les poches d’eau, des poissons gigantesques, aux flancs tressés comme des cotes de mailles. Les bouseux, bressans ou solognots taciturnes, les ramassent dans des paniers en osiers tressés à la veillée devant leur télévision, pour  les porter jusqu’à la digue où attendent les gens du voisinage, avec leurs billets de cinq et leur mitraille de centimes d’euros, gens d’en bas qui repartent heureux comme des papes, les carpes gigotant sur la banquette arrière de leurs breaks.

Avant, j’étais comme un poisson carnassier là, les dents longues, pointues, l’écaille dure, je remontais le courant, tu vois, toujours entre deux eaux, […]. Je savais nager dans le milieu, dans le plein milieu, je savais trancher, fendre, foutre, je fendais, tu vois, un carnassier, je choppais les petits poissons, d’un coup de dent, d’un coup de mâchoire, tchac !

Xavier Durringer, Chroniques des jours entiers, des nuits entières, éd. Théâtrales

Pépé ronflait sur son pliant, son ventre posé ses cuisses comme un de ces poufs mous emplis de billes. Ça ne mordait qu’à ces moments-là, alors qu’il venait juste de s’endormir. Nous le secouions. Hein, disait-il en secouant sa vieille calebasse comme une porte montée sur des gonds à ressorts, qu’est-ce qu’il y a ? Ce qu’il y avait pesait deux ou trois livres et venait de gober l’un des ces vers musculeux, rouge sang, annelés comme des tuyaux d’arrosages, qu’il nous avait envoyés récolter dans le tas de fumier. Pépé mettait du temps à ramener le poisson. Il avançait avec ses cuissardes au milieu des touffes de jonc pour que la carpe ne s’y réfugie pas. Il moulinait, gaule horizontale, parallèle à l’eau. Enfin, d’une main tremblante d’un début de Parkinson dû à l’excès de vin blanc au frais dans sa bourriche, il la soulevait et essayait de l’amener dans le filet de l’épuisette. Il traînait le poisson sur l’herbe du pré, le plaquait sous son pied, lui enfilait ses doigts dans les ouïes et lui arrachait systématiquement un morceau de la gueule en retirant l’hameçon.

– Une fois, quand j’étais à l’école, une psychologue m’a demandé de venir dans son bureau. […] « Quels rêves faites-vous ? » elle m’a demandé. « Qu’est-ce que vous vous voyez faire d’ici dix ans ? Vingt ans ? » […] Je ne savais pas quoi répondre. Je suis restée muette comme une carpe. […] Maintenant, si quelqu’un me reposait cette question, sur mes rêves et tout ça, je lui dirais. […]
– Les rêves, vous savez, on s’en réveille. Voilà ce que je dirais.

Raymond Carver, in La bride, recueil Les vitamines du bonheur, traduction Simone Hilling, éd. Stock

Quelques réflexions sur la peinture, Lucian Freud

Cinq pages ! Ce sera le plus petit livre de cette série « Petit mais costaud » ! Mais cinq pages qui dépassent le cadre de la peinture. Qui concernent aussi l’écriture de nouvelles. Bien que Lucian Freud affirme — à tort, à mon avis — que :

[…] la peinture est le seul art où les qualités intuitives de l’artiste peuvent être plus précieuses pour lui que le savoir ou l’intelligence proprement dits.

Lucian Freud a trente-quatre ans quand il écrit, en 1954, ces cinq pages pour la revue littéraire et artistique Encounter. C’est la définition de la peinture qu’il veut créer. Témoins les quatre oeuvres dessinées de sa main à la même époque et incluses dans ce livre édité par le Centre Pompidou à l’occasion de l’expo qu’il lui consacre du 10 mars au 19 juillet. Pour moi, cette définition s’applique aussi à la nouvelle :

Celui qui regarde le tableau prend connaissance d’un secret grâce à l’intensité avec laquelle il est ressenti.

Ce secret, Freud va le trouver dans l’observation assidue de son sujet. Ce n’est pas pour rien si l’expo que lui consacre le Centre Pompidou est intitulée L’Atelier. Car c’est dans son atelier et uniquement dans son atelier que Freud se consacre entièrement à son sujet, créant une peinture totalement figurative, à l’encontre de l’abstrait qui domine alors :

L’obsession pour son sujet, c’est tout ce dont le peintre a besoin pour être poussé au travail. […] Les peintres qui refusent de représenter la vie et limitent leur langage à des formes purement abstraites se privent de la possibilité de susciter autre chose qu’une émotion esthétique.

Le résultat de ces réflexions de 1954 (Lucian Freud a aujourd’hui 88 ans) est visible dans cette expo sous forme d’une cinquantaine de toiles de grands, voire de très grands formats.

Lucian Freud peint des beaux, des gros, des maigres, des moches, des tas d’ordures, des éviers dégueulasses, des plantes vertes. Surtout, il peint des nus. C’est-à-dire des chairs :

L’aura émise par une personne ou un objet leur appartiennent tout autant que leur chair.

Philippe Dagen, dans Le Monde, repris par d’autres critiques, considère Freud comme un peintre « académique de l’obscène » :

Mais non, ce n’est pas de la grande peinture. Ce n’en est que le simulacre, fondé sur l’académisation conjointe de l’obscénité et du matiérisme. (l’article est en ligne sur le blog Madinin’Art de Ph. Dagen)

Oeuvre de Jean Rustin
Oeuvre de Jean Rustin

Si cette peinture semble obscène à certains, c’est parce que la façon frontale dont elle prend ses sujets est dérangeante. Sa fixité laisse pantois, face à des êtres nus. J’ai pensé à Jean Rustin, qui lui va bien plus loin dans l’obscène en représentant des êtres enfermés dans la détresse et la folie. Ou a un de leur pendant littéraire, Hubert Selby. Pourtant, l’oeuvre de Lucian Freud n’est obscène que lorsque cela est nécessaire, commandé par le sujet. Nombreuses  sont  ses toiles  qui donnent accès à d’autres facettes plus consensuelles de l’humain. Celles représentant plusieurs personnages – couples d’amants, père/fils – ramènent au genre de la nouvelle à travers l’histoire qu’elles content indirectement. Et la force de la peinture selon Freud et celle de la nouvelle se ressemblent dans l’uppercut qu’elles donnent à leurs spectateurs/lecteurs.

Il (le roman) ne subit d’autres inconvénients et ne connaît d’autres dangers que son infinie liberté. La nouvelle, plus resserrée, plus condensée, jouit des bénéfices éternels de la contrainte : son effet est plus intense; et comme le temps consacré à la lecture d’une nouvelle est bien moindre que celui nécessaire à la digestion d’un roman, rien ne se perd de la totalité de l’effet. (Baudelaire dans L’Art romantique)

Le Centre Pompidou, l’éditeur, a fait de ces 5 pages d’interview un livre de 40 pages en y ajoutant une postface de Cécile Debray, les traductions en anglais et quatre dessins de Lucian Freud.

Quelques réflexions sur la peinture, Lucian Freud, éd. Centre Pompidou, 10 euros, 40 pages

Exposition Lucian Freud – L’atelier, Centre Pompidou – Paris, 10 mars au 19 juillet 2010 de 11h00 à 21h00

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