Les morts regardent le ciel (dernière partie sur 3)

Texte en trois parties

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Deux ans après l’accident j’ai rencontré une femme, dans un bar, elle buvait du thé avec une amie. Quand nos regards s’étaient croisés, délibérément elle avait tourné vers moi ses jambes gainées de nylon. Après le départ de son amie, j’étais allé m’asseoir près d’elle. Je voulais tenter mon premier pas dans une nouvelle vie.

Son appartement était net comme une salle de clinique. Nous avions trébuché jusqu’à son canapé étroit et joué à cette passion que chacun cherchait dans l’autre en guise de viatique. Au matin, je m’étais éveillé avec du carton dans la bouche. Dans sa cuisine, face aux façades grises des immeubles à loyer modéré de sa rue, elle m’avait proposé des biscottes, de la confiture de fraises et du café soluble. J’avais entrouvert mes mâchoires et avalé juste assez de cette nourriture minimale afin de faire comme si je revendiquais un avenir avec elle.

J’ai froid du matin de ce matin-là. Depuis, dans ce cimetière, je récure mes souvenirs. Si je le pouvais, je nettoierais le ciel entier pour que tout soit net et impeccable dans cette salle d’attente où je patiente depuis des années.

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Eugène et moi avançons l’un vers l’autre le long du cordon tendu entre deux plantoirs, enfonçant des oignons de tulipe dans la terre grasse et froide d’un massif. Cette terre de morts à laquelle se sont agglomérées leurs chairs. Je soulève les mottes lourdes pour abriter chaque oignon. Le napper de bure terreuse. Le couvrir de froid. Il attendra dessous comme tous ces corps dans leurs sépultures.

Le premier muguet devant la maison, les cerises dans le panier de Carole, ses jouets en plastique dans la pelouse, sa locomotive à roulettes au siège qui se soulevait sur ses secrets d’enfant. Les matins où elle arrivait de son lit, cheveux embrouillés, un chat mauve battant sous sa chemise de nuit.

Qui donc pourrait me redire tout cela ?

Les dents de la bêche. Les vers de terre, grouillants et gras. Les fanes secouées des pommes de terre nouvelles dans notre jardin. Élisabeth à la fenêtre de notre cuisine. Les tubercules lavés sous le robinet. Leur peau jeune dans la poêle. Aller chercher Carole à l’école. Nous asseoir tous trois autour des pommes de terre rissolées dans nos assiettes blanches. Nous brûler le palais de concert. Rire ensemble au même moment.

– Attention Carole, elles sont très chaudes.

À qui donc pourrais-je redire de telles paroles ?

Le vent s’est levé, il bouscule les feuilles autour de nous.

Une musique monte.

C’est elle, là-bas, assise sur sa tombe, elle joue du violon.

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Je me dresse, les oignons de tulipe roulent à mes pieds. Je rejoins la grande allée, mes semelles crantées saccagent la terre meuble du massif.

Je marche vers elle dans les bourrasques du vent où s’enroulent les notes de son violon comme les spirales des serpentins dans les fins de fêtes.

Elle se lève de sa pierre tombale et va avec son violon au milieu de l’allée. Tête penchée sur son instrument, face à moi, elle joue.

Eugène m’appelle. Je résiste à l’envie de lui répondre. Si je me retourne, cette musique qui point en moi cessera pour toujours, j’aurai tué Carole et Elisabeth une deuxième fois. Si je renonce maintenant, je sais ce qui se passera. Comme chaque jour à l’heure du déjeuner, nous partirons pour le bistrot en face du cimetière. Pendant qu’Eugène avalera un gigot purée, je m’absorberai dans le sempiternel spectacle de la foule des hommes et des femmes vides rejoignant le comptoir du bar pour s’approvisionner en sandwiches, cigarettes, chewing-gums, billets de loto, astro, bingo  et autres jeux pour gogos. Comme chaque jour depuis que la mort me retient dans ce cimetière, je détournerai la tête juste à temps pour ne pas vomir devant cette file de corps qui sans relâche ingèrent, digèrent.

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L’air fouette mon visage et mes vêtements. Une force née dans mes épaules descend dans mes bras. J’ai envie d’avancer dans ce vent trempé de musique.

Elles, de part et d’autre de moi, sur le canapé. Les mains de Carole sur son chat en peluche. Les jambes croisées d’Élisabeth. Le téléviseur qui dit n’importe quoi. Les magazines colorés sur la table basse. Le carrelage si solide que je peux me dresser sans vaciller, soulever Carole dans mes bras et l’emporter, endormie, dans sa chambre. Élisabeth nous rejoignait. D’une main sûre elle peignait les cheveux de notre fille, épars sur son oreiller Mickey. De retour sur le canapé, nous nous aimions avec, en arrière-plan, la rumeur sourde du téléviseur.

Mes larmes coulent pendant que je marche vers elle.

Ma main entre dans ma poche. Saisit le mouchoir de Carole. Ce tissu fin d’elle. Le presse sur mes yeux, mes joues. L’introduit dans ma bouche. Le mord. Je suffoque dans les tourbillons du vent, vous êtes là, avec moi, toujours, Élisabeth, Carole.

J’avance.

Dans ma main le vent se saisit du mouchoir de Carole, l’agite. Il bat, claque, fouette mon poignet. Jamais je ne le lâcherai.

Nous remontons tous trois la grande allée en direction des grilles du cimetière marchant entre les tombes dressées en rangs d’honneur pour nous, comme le jour de notre mariage Elisabeth et moi descendions l’allée de l’église entre nos amis et nos familles. Nous percevions sans les entendre, sans les voir la rumeur de leurs voix et les vagues de leurs sourires. Cette petite fille qui dans nos ventres nous guidait déjà c’est toi, Carole. Ta main dans la mienne est douce et folle comme le tissu de ton mouchoir vivant de vent. Nous franchissons le portail du cimetière, nous sommes dehors, dans la ville, je marche avec vous dans votre musique.

Publié par

Gilles Bertin

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12 réflexions au sujet de « Les morts regardent le ciel (dernière partie sur 3) »

  1. @Enfantissages : C’est pas vraiment gai gai comme histoire !
    @Anna : C’est ça, oui, vivre avec.
    @Frédérique : Oui, dans la boîte, texte commencé en 2004, je n’arrivais pas à trouver la fin.

  2. Je pleure.
    Je souris aussi.
    Je me souviens.
    Je relis.

    J’aime infiniment certains mots, certaines expressions, certaines images que j’aurais aimé avoir écrits tant ils expriment mes émotions face à la mort d’êtres chers.

    Un immense merci du fond du cœur, le Gibi, pour avoir mis de si beaux mots sur mes chagrins et mes souvenirs.

    Un immense bravo, le Gibi, pour tant de belles choses que tu nous offres à lire!

  3. Bonjour, El Gibi ! 🙂
    Merci de tes visites chez nous, et heureuse que les chemins du ouèbe (et de Frédérique) nous aient fait nous rencontrer.
    Merci aussi pour ce texte plein de délicatesse…

  4. @Epamin : vous avez un ton très à vous et vous visiter est toujours un plaisir.

    @ La K : (clin d’oeil au K de Dino), à cette heure Frédé est dans un Corail vers Toulouse. Elle va devoir rattraper son retard blog en arrivant, hi hi. C’était vraiment trop bien (comme disent mes enfants) notre rencontre parigote.

  5. Bouh ! Je suis là, my very old Gibi. Je suis bien rentrée et toi ? Je suis allée saluer Eric McComber qui me semble trop occupé à mater par les toits pour trouver le temps de répondre. La p’tite Sophie est ici, mais on cherche toujours François.
    Alors, réchauffé ?

  6. C’est bizarre, il me semblait vous avoir laissé un message il y a quelques jours.
    J’étais sans doute l’esprit ailleurs et je n’ai fait que vous lire et c’est bien suffisant, pour me réjouir.

  7. Bonjour Ambre, je viens de chercher et je n’ai pas retrouvé d’autre message de vous dans le système de gestion de mon blog. Heureux de votre passage et de votre lecture.

  8. Mais, la vie n’interrompt pas ses actions, elle estime, elle juge, elle détermine, elle tranche et opte pour des résolutions, des décisions et des conclusions définitives. Y aurait il vraiment deux humanités, ici-bas ? Les scientifiques, pour qui, je n’ai jamais quitté l’état de choc ; je suis un cas d’urgence pour l’hospitalisation ou une extrême gravité pour l’internement. Moi, qui suis dans toutes les étapes à la fois et finalement, je les vis avec même une certaine harmonie dans ma certitude-existentielle-détresse. Suis-je victime d’une pathologie ou une folle ?

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