Les morts regardent le ciel (2ième partie sur 3)

Texte en trois parties

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La tête d’Eugène rebondit comme un gros ballon de plage vers notre fourgonnette à l’entrée du cimetière. Il en revient avec un sac en papier brun. Il me saisit le poignet et me tire vers une pierre tombale. Nous nous asseyons, sac entre nous, et Eugène y plonge ses mains épaisses.

– T’as jamais mangé d’andouille, je parie ?

Sa calvitie s’étend à tout son visage rond et sa couronne de cheveux rêches tressaute comme une bouée à la surface d’une piscine. Une odeur froide monte de ses mains serrées sur un lange blanc. Je voudrais dire à Eugène que je ne peux plus manger de charcuteries, que cette graisse animale me fane la bouche, se fige sur mon palais et engonce encore davantage ma langue.

Eugène déroule le linge comme s’il s’agissait de la robe d’un baptême d’un nourrisson. L’andouille apparaît, noueuse, compacte, d’un blanc livide, ramassée sur elle-même comme un chien endormi.

Mon regard exprime un tel dégoût qu’Eugène se dresse, brandissant son Jésus en direction des nuages bas qui comblent le ciel de broyats de briques.

– Nom de dieu ! Tu vas aimer ça ! Sinon je crois plus en rien.

En dépit de son mètre soixante, il serait presque beau l’Eugène quand il se dresse ainsi. J’ai tellement l’habitude de le voir courbé vers le sol, bataillant avec les mauvaises herbes pour les arracher aux morts. De le voir si furibard m’arrache un sourire chiche qui lui suffit pour l’instant. Je viens de gagner un sursis.

D’un coup de pouce, il fait saillir la vrille du tire-bouchon de son couteau. Il tire une bouteille nue de son sac, la cale entre ses cuisses courtes. Le plop du bouchon résonne entre les galandages des stèles. Quand Eugène aura descendu quelques rasades de ce vin, ce sera à mon tour de téter à la bouteille. Je me dépêche d’avaler les rondelles bistres qu’il a découpées pour moi. Mais, telle une hostie, l’une d’elles se colle à la voûte de mon palais. Un haut-le-cœur me soulève. Je vomis aux pieds d’Eugène.

Nous avons repris nos balais. Il faut nettoyer. Emporter la Toussaint fanée dans les bennes. Épousseter les pétales collés aux pierres. Redresser les chrysanthèmes versés. Ratisser les graviers. Brosser mousse et moisissures sur les caveaux. Travailler courbé à s’en moudre les reins et à être pris de vertiges. À en avoir des hallucinations. À croire qu’une tête émerge de la trappe d’un caveau. Que le reste de son corps s’extirpe de la terre. À tenter comme à chaque fois que cela se produit de repousser ce cadavre avec mon balai.

Elle s’assied sur sa tombe. Les contours de son corps vacillent comme une flamme, lèchent les parois de mes yeux. Les oiseaux se taisent. Je n’entends plus que le grincement lent de la roue de la brouette d’Eugène et, au loin, le grattement d’une pelleteuse.

Elle s’ébroue provoquant sur la robe nuptiale de son suaire l’apparition de taches moirées, des irisations semblables à celles des plumes de paons. Ces sont les traces du dessous, les coups de langue baveux de la terre.

Je serre le manche patiné de mon balai. Je remue les plantes de mes pieds sur l’empeigne de mes chaussures. J’attends.

Elle se lève, s’approche.

– Viens mon chéri, marchons. Donne-moi le bras comme autrefois.

Je lui offre mon coude.

Nous revenions du cinéma. C’était un soir de printemps. En grimpant à un mur pour lui cueillir du lilas, j’avais éraflé la manche de mon blouson. C’était la première femme à qui j’offrais des fleurs. Elle les mettait sur la table de la cuisine et nous mangions devant. Le blouson est encore dans ma penderie, sur son cintre, ses deux manches pendent, vides, avec, dans la peau de celle de droite, cette première déchirure.

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Un vent malingre tente de redonner vie aux feuilles mortes en les bousculant contre les bordures de ciment où je n’ai plus qu’à les pousser en tas de plus en plus hauts vers leurs derniers dépotoirs. Leur papier brûlé craque sous mon balai qui les pulvérise en cendres de plus en plus fines.

Pour la première fois depuis que je travaille ici, je renonce à les emporter dans les bennes réservées à cet usage. Je me penche au-dessus d’elles avec mon briquet. La flamme jaillit, d’abord petite, chétive avant de prendre de l’ampleur et, gaillarde, de tout consommer dans un seul rugissement.

Je pense tout à coup à Victor Hugo, à sa carrure d’homme qui a réussi dans la vie et à la peine qui devait l’encombrer tout entier, jusque sous ses sourcils et derrière chaque poil de sa barbe.

Lui aussi a souffert, comme j’ai souffert.

Nos filles, ma femme.

Le feu a tout brûlé, je n’ai rien à emporter aux bennes.

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Publié par

Gilles Bertin

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6 réflexions au sujet de « Les morts regardent le ciel (2ième partie sur 3) »

  1. « Nous avons repris nos balais. Il faut nettoyer. Emporter la Toussaint fanée dans les bennes. »

    « Le blouson est encore dans ma penderie, sur son cintre, ses deux manches pendent, vides, avec, dans la peau de celle de droite, cette première déchirure. »

    « Nos filles, ma femme. »

    Qu’est-ce que j’aime votre plume, Old Gibi.

    (Merci d’avoir dégagé le précédent bandeau de votre blog, il me sortait par les trous d’nez.)

  2. Des mots, des expressions, des phrases qui m’emportent, le temps d’une lecture, dans ce cimetière « habité » par tant d’être chers.

    Comme je l’ai dit précédemment, vraiment « de la belle ouvrage »!

  3. Aaaaaaaaaaaah, enfin! La suite promise! Ce qui est bien, c’est qu’il y en a encore une à venir. Moins bien, qu’après ce sera fini… Nothing is perfect even six feet under…

  4. Gilles, merci pour cette trés belle suite. A l’exception de la première phrase que je ne comprends toujours pas au bout de plusieurs lectures. La tête d’Eugène qui rebondit ? (je ne vois pas).
    Sinon, de belles images, simples et lentes dont « les coups de langue baveux de la terre » (je ne remets pas celles qu’Anna a déjà signalées.)

  5. oui moi aussi j’aime beaucoup
    suspens
    jeu avec une ambiance mortuaire le cimetière
    maîtrise du verbe et beaucoup de talent

  6. @Anna : N’était-elle/il pas délicieusement androgyne ? (je reprends le Old Gibi pour signer, il me plaît bien)
    @Frédérique : Tu as raison formellement sur cette tête qui rebondit mais tu me connais.
    @Tout le monde : Merci de votre lecture et à très bientôt pour la suite et fin de ce texte.

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